Sous les feux de la rampe

Institut

Yanis n'avait pas attendu de voir si Billy et Charis étaient intéressés par le skatepark qu'il avait déniché, à quelques blocs seulement du stade municipal. Ils devraient de toute façon se préparer et aller chercher leur matériel, temps qu'il pourrait mettre à profit pour s'échauffer un peu.

Roulant tranquillement tout en réfléchissant au problème soumis par Georgia, l'Algérien longea le grillage des installations et finit par entrer sur le terrain bétonné. Un half-pipe, quelques rampes imbriquées à angles variés, quelques murets et des plots de slalom plantés dans le sol... Ce n'était pas si mal, il y avait de quoi faire. Posant sa gourde sur un banc le long du grillage, le jeune homme fit quelques étirements.

Il avait d'abord été étonné que le skatepark soit vide, mais il s'était ensuite souvenu qu'il était encore tôt dans l'après-midi, et que la plupart des jeunes du coin devaient probablement encore user leurs pantalons sur les bancs de l'école. Un sort qu'il partagerait sûrement dans quelques jours, pourvu que son inscription en école d'art soit validée. S'élança finalement pour faire un premier tour de terrain, il se demanda pourquoi il avait accepté de participer à l'entreprise de Georgia. En appelant Kitty dans l'espoir qu'elle rende visite à Viconia, il avait fait ce qui lui semblait juste et pertinent. Pourtant, il s'apprêtait à dépenser ses économies pour acheter le matériel de peinture nécessaire à la réalisation de l'idée de la New Yorkaise. Ses économies. Pas de l'argent fourni par l'Institut. Les derniers dollars gagnés au péril de sa vie au service du PISS en Algérie. Il se souvenait s'être rationné pour sauvegarder autant d'argent que possible, devant cette manne inattendue. Il n'avait acheté que le strict nécessaire à son arrivée à l'Institut : quelques vêtements, des produits d'hygiène, voilà tout.

L'état de la Finnoise le préoccupait, bien qu'il n'en ait rien montré en public. Le fait qu'il ait accepté d'aider Georgia en était la preuve, outre l'intérêt purement artistique qu'il avait pour ce qu'elle pourrait créer à partir des éléments qu'il lui apporterait. Il devait bien se l'avouer, maintenant qu'il regardait en arrière. La dépression qui l'avait frappée l'empêchait de travailler, de vivre. C'était dérangeant. Comme si la mutante dysfonctionnait. Il s'était habitué à elle, son entrain, ses éclairs de génie. Elle avait constitué une balise fiable depuis son arrivée à l'Institut, le conseillant sur le meilleur moyen de s'adapter à cette étrange école. Mais son repère avait lui-même perdu sa boussole. Ce qu'il voyait de rassurant chez sa partenaire ne l'était plus. Son comportement avait changé, et le nano-mutant ne savait plus comment il était censé interagir avec elle.

Les autres élèves, pétris de compassion, bourdonnaient à son chevet. Il aurait aimé savoir comment les imiter, se comporter comme il était censé se comporter vis-à-vis de sa camarade, puisque visiblement, d'après Georgia du moins, il faisait partie de l'entourage de la rousse. Mais il aurait été bien incapable de montrer les signaux adéquats d'une telle situation. Comme toujours depuis leur rencontre, il avait donc veillé de loin, laissant aux mutants socialement qualifiés le soin de s'occuper d'elle. Soutenir la tentative de Georgia était peut-être la seule chose qu'il saurait faire, même si son aide était indirecte. Il se sentait suffisamment compétent pour orienter la NeXus dans sa démarche artistique. Il était un ouvrier, un technicien, un robot. Un homme sans visage, une main de l'ombre sur qui parfois tout reposait, mais dont on ignorait le nom une fois l'oeuvre accomplie. C'était comme au pays, quand il travaillait sur les chantiers ou en usine. Il n'était qu'une pièce insignifiante. Il aidait les gens qui le lui demandaient, c'était sa fonction. Il avait aidé Viconia, Annaëlle, les LeX, aujourd'hui, il aiderait Georgia. Connaissant la Finnoise et sa soif artistique, une toile lui apporterait sûrement plus qu'un repas. Elle l'aiderait peut-être à sentir que d'autres vecteurs artistiques lui étaient toujours accessibles. Seul l'avenir le dirait.

Yanis monta finalement dans le half-pipe et se mit à faire des allers et retours, doucement pour commencer afin de s'acclimater, puis à vitesse plus rapide une fois qu'il se sentit à l'aise et en équilibre.

Le miracle du skatepark, ou comment se changer les idées en une leçon radicale pour quelqu'un de proprement accro à la glisse sous toutes ses formes.
L'annonce de Yanis avait eu comme un air de musique paradisiaque aux oreilles de la suissesse déjà trop souvent privée de descentes enfiévrées dans ses bonnes vieilles Alpes natales. Depuis le temps, elle s'était presque décidée à oublier la glisse. Mieux valait se préparer un avenir et abandonner les petits plaisirs d'autrefois, non? Mouais. Il n'empêchait que même si elle avait apprécié sa relecture du binaire les pieds dans l'eau un peu plus tôt, la perspective de renouer avec sa première passion lui avait subitement parut inévitable.

Il ne lui en avait pas fallu plus pour se précipiter dans sa chambre, troquer maillot de bain et short pour un bermuda, un t-shirt qu'elle ne regretterai pas, une bonne paire de baskets, et surtout les protections indispensables à tout sport sur béton qui se respectait. Genoux, coudes, mains et tête n'y couperaient pas. Il ne lui avait pas fallu beaucoup plus de temps pour quitter l'Institut, skate au pied, et se rendre à l'adresse indiquée par l'algérien.
Le déplacement, même sur roulette, ne l'empêchait pas de songer à l'Institut et à Kitty surtout. La jeune télépathe aurait-elle la possibilité d'aider Viconia? Elle l'espérait en tout cas. Mais si ce n'était pas le cas? Mieux valait ne pas y penser. L'état de la finnoise la révoltait plus qu'elle ne l'attristait. Contrairement à ce qu'elle aurait fait d'habitude, elle n'avait pas cherché à se rapprocher de Viconia. D'autres le faisaient très bien et elle soupçonnait qu'en rajouter une couche ne serait pas nécessairement appréciable. La compassion ne suffirait pas à lui rendre tout ce qu'elle avait perdu, même si elle ressentait tout de même l'envie d'aller la serrer un instant dans ses bras pour lui dire que tout allait s'arranger.

Elle en était plus ou moins là dans ses pensées quand elle franchit le grillage pour arriver sur le vaste espace bétonné et curieusement plutôt calme. Les jeunes d'aujourd'hui sont décidément plus studieux que ne le laissaient penser les aînés! Ah non, il y avait déjà quelqu'un dans le half pipe. Il ne lui fallu pas longtemps pour reconnaître Yanis vers lequel elle roula paisiblement.

"Salut! En forme à ce que je vois!"

Au fait, lui justement, il ne devrait pas être avec Viconia, vu l'entente qu'il régnait entre eux? Ou peut-être qu'il en était arrivé à la même décision qu'elle? Ou peut-être qu'il avait déjà passé beaucoup de temps à son chevet? Ou peut-être qu'il valait mieux demander tout bêtement, en fait.

"Tu as vu Vic aujourd'hui?"

A l'arrivée de Charis, Yanis sortit du pipe sur le rebord droit, et s'accouda au garde-fou pour répondre à la jeune fille, citant l'évidence.

"La vie à l'Institut est plus confortable que chez moi, c'est normal." expliqua l'Algérien. Mieux nourri, mieux logé... Ils vivaient comme des nababs, même s'il l'avait voulu, il aurait eu du mal à ne pas tenir une meilleur forme qu'à l'époque où il traînait dans les rues.
La deuxième question de Charis était quant à elle nettement moins évidente pour le mutant. Il prit quelques secondes pour aboutir à une réponse satisfaisante.

"Si tu parles de voir comme dans regarder, je l'ai aperçue dans le couloir ce matin. Si tu parles de voir comme dans parler, non." dit-il finalement en secouant légèrement la tête, de sa voix de casserole. Sa voix de transistor sortait légèrement des standards d'écoute acceptables.

Il se lança alors sur la rampe. En haut de son envol, il se contenta de tourner sur lui-même.

"Pourquoi ça ?" demanda-t-il une fois sur l'autre plateforme du half-pipe.

Dit comme ça, sa première remarque lui parut tout à fait ridicule. Vu que Yanis ne venait pas du même genre de milieu que Charis, le fait était évident. Il n'empêchait que l'objectivité invasive de l'algérien avait un petit quelque chose de troublant. A croire qu'au final, toute question ou remarque n'était que d'une superficialité banale. Peut-être que pour réussir à le comprendre, il faudrait commencer par envisager les choses avec un recul qu'elle n'avait pas acquis à ce jour. Ce qui ne l'empêchait pas de trouver la conversation intéressante sur un point paradoxalement humain. Elle haussa juste un sourcil, préférant revoir sa manière de tourner les choses.

Bon, au moins sa question sur Viconia était moins ridicule que sa remarque. Vue mais pas parlé. Donc il n'avait pour la journée pas plus d'indications sur l'état de la finnoise qu'elle. Ce qui étrangement lui parut curieux. Surtout étant donné leur complicité des jours ayant précédé cette fichue mission. Enfin pour complicité... Avec une voix de transistor et des réponses logiques, il était difficile de parler avec exactitude de complicité, et pourtant!

"Et bien... Je pense que tu dois compter parmi ceux auxquels elle tient le plus à l'Institut... Autant que tu as l'air de l'apprécier, donc... Logiquement, j'avais supposé que tu lui aurais parlé aujourd'hui."

Sans compter qu'aussi étrange que ça puisse paraître, Charis avait l'impression que Yanis pouvait comprendre Viconia plus justement que tous les autres élèves influencés par leurs inquiétudes et leur envie de témoigner de la compassion. Comme quoi, pas besoin d'être une madeleine pour soutenir quelqu'un.

Cette fois, Cobalt s'adossa nonchalamment au garde-fou et croisa les bras, considérant Charis de son oeil perçant. Les informations qu'elle venait de lui apporter restaient un mystère pour lui. Sur quoi reposaient ces affirmations, au juste ? L'emploi du mot "logiquement" dans des abstractions aussi nébuleuses et illogiques à ses propres yeux, car ne répondant à aucun schéma préconçu, créait un conflit dans son esprit.

"Je ne comprends pas." admit finalement le jeune homme après une longue pause silencieuse et contemplative.


"Je l'aide quand elle a besoin de moi. En ce moment, tout le monde l'aide. Je suis inutile." expliqua l'homme-machine en une poignée de mots assemblés en phrases courtes et directes. Ce raisonnement lui paraissait logique. Il était le fruit de mécanismes simples, cause-conséquence. Avec Viconia dans cet état, il perdait son moteur principal. Que pouvait-il bien faire de plus utile que les autres élèves.

"Je suis pas utile pour parler. Les autres font ça bien, c'est un meilleur calcul." ajouta-t-il, les épaules légèrement voûtées. Avec ses longs bras maigres, il avait l'air désoeuvré, désorienté, pas à sa place. Il se demandait bien ce qu'il aurait pu dire à la malheureuse Finnoise.

Ah oui, la logique des uns n'était pas nécessairement celle des autres. En fait, Charis patinait dans le vocabulaire pour s'exprimer face à Yanis. Donc... Comment faire comprendre ce qu'il lui semblait logique à elle, à quelqu'un qui par définition était la logique elle-même? Pensive, Charis se gratta l'arrière du crâne, cherchant encore comment elle pourrait tourner sa phrase précédente pour qu'il y ait un fondement un peu plus valable pour l'algérien. C'était décidément complexe!

"Tu sais, parfois,il n'y a pas besoin d'être utile. Juste être là, ça peut suffire."

Surtout pour quelqu'un qui venait de subir ce que Viconia a eu à encaisser. Même si elle ne pouvait pas être dans la tête de la finnoise pour deviner ce dont elle aurait vraiment besoin (pour ça, les télépathes étaient grandiose!) elle pensait, à tort ou à raison, que même si Yanis ne jouait pas les soutiens aux handicapés, sa présence auprès d'elle lui ferait du bien.

"Les relations humaines ne peuvent pas toujours être envisagées par des calculs. Surtout dans ce genre de cas."

Ouais, au final, la suissesse peinait à devenir plus logique.

"Viconia baigne dans des émotions agressives. La peur, la colère, la souffrance, et la compassion des autres... Je sais pas pourquoi, mais à mon avis, le calme de ta logique pourrait probablement l'apaiser, non?"

Ou alors elle était totalement à côté de la plaque.

Yanis pondéra les propos de son interlocutrice pour tenter de mieux comprendre, car vraisemblablement, elle tentait de lui communiquer quelque chose d'important, de suffisamment important en tout cas, pour qu'elle aborde le sujet épineux de Viconia. Parler de sa condition semblait gêner la plupart des gens à l'Institut, comme si le fait qu'elle soit diminuée physiquement avait quelque chose de honteux.
Comment sa seule présence pouvait-elle servir à quoi que ce soit. S'il accompagnait les JustiX en mission sans lever le petit doigt, il n'était pas utile à l'équipe. De même, s'il vivait aux crochets de l'Institut sans s'acquitter de ses tâches ménagères, il n'était pas utile à l'école. Néanmoins, cela lui rappela la conversation qu'il avait eue avec Georgia et Alexander dans la cuisine, un peu plus tôt.

"Georgia dit qu'elle est là pour Viconia." répondit-il simplement. Et si ça ne suffisait pas, il avait cru comprendre que la Finnoise et sa colocataire étaient très proches. Mais la suite fit réfléchir l'Algérien. La loi des nombres n'étaient pas applicable dans cette situation, d'après elle. Ce postulat le convainquait plus que le reste de la démonstration, qui lui échappait encore par certains aspects. Car il était clair que le nano-mutant n'avait que ce protocole en tête pour appréhender la situation de sa partenaire, qui le dépassait totalement. Il était tout à fait ouvert à la possibilité qu'il soit inadapté à ce cas singulier.

"Peut-être. Il faut tester ton hypothèse pour le savoir." admit-il sans trop de mal. "Ce qui lui arrive n'est pas bien." confirma ensuite le jeune homme, comme pour justifier le fait qu'il consente à essayer ce qu'il pouvait, ou simplement que la situation avait tout de même un impact, dont la portée restait un mystère, sur sa personne.

Prenant la Suissesse aux mots, le Maghrébin activa son communicateur, le regard bien droit dans celui de Charis, comme cherchant la validation de ce qu'il disait dans son expression faciale.

"Viconia. C'est..."

Il s'apprêtait à s'annoncer lorsqu'il réalisa que son ersatz de voix était reconnaissable entre toutes. C'était idiot et superflu. Il se reprit.

"...moi. Je suis là." dit-il de sa voix de synthèse, dont l'intonation légèrement haut perchée sur les derniers mots donnaient l'impression qu'il avait plutôt posé une question, ou trahissait l'hésitation. Il ne voyait toujours pas bien comment citer l'évidence soulagerait la jeune fille, surtout si elle était entourée de personnes attentives à ses besoins, chaleureuses autant physiquement que moralement. Tout ce qu'il n'était pas. Mais ça valait un essai, comme chaque hypothèse acceptable.

Il interrogea Charis du regard, pour s'assurer qu'il avait fait les choses comme il était censé les faire. Le script lui était inconnu. Il n'avait fait que répéter ce que Charis lui avait suggéré. Après tout, n'était-elle pas avec une fille ? Et même si l'efficacité d'une telle relation lui échappait encore, la jeune fille devait avoir une certaine expérience sur l'art et la manière de véhiculer des ondes positives à la gent féminine.

Tout le monde était là pour Viconia. Si la finnoise pouvait manquer de quelque chose, ce n'était certainement pas de compagnie. Mais toutes les compagnies ne se valaient pas, malheureusement.

"Ce n'est pas parce que Georgia est là pour Viconia que c'est exactement d'elle qu'elle a besoin."

Charis haussa les épaules. Ce n'était pas contre la blonde, d'ailleurs elle-même appréciait beaucoup Georgia et ses discours très émotifs, et surtout très riches. Mais connaissant l'artiste, peut-être que les bonnes attentions de sa collègue NeXus n'était pas toujours ce qu'il lui fallait. Quoique tout bien réfléchit, seule Viconia pouvait savoir ce qu'il lui fallait dans ce cas précis. Charis eut un large sourire quand ses paroles eurent un certain impact. Au moins, elle était capable de faire comprendre un tantinet son point de vue. Quant à savoir ce que ça pourrait donner...

Attentive aux paroles de Yanis, Charis hocha la tête et tendit l'oreille. Viconia allait répondre. Si elle ne le faisait pas, alors elle se serait tout simplement plantée sur toute la ligne. Sans en être certaine, il lui semblait que quelque chose avait grésillé du côté de l'algérien. Viconia répondait-elle?

"Demande-lui si elle voudrait que tu la rejoigne! On ne sait jamais, peut-être que ça lui fera plaisir. Et puis ce n'est pas parce qu'elle ne voit pas et qu'elle ne peut pas parler qu'il lui est impossible de converser d'art ou même de créer avec toi."

Charis s'engouffra dans le half-pipe, puis se donna l'élan nécessaire pour rejoindre Yanis sur sa plateforme. Ceci fait, elle récupéra son skate en main, prête à suivre la suite de la conversation. Sauf dans le cas où le jeune homme voudrait qu'elle s'éloigne.

Perron

Billy avait chaussé ses rollers quelques pâtés de maisons plus tôt, enfermant discrètement ses chaussures dans son ventre pour ne pas être gêné. Il s'était tranquillement échauffé en chemin et arriva en vue du skate park. Voyant les rares personnes et surtout les reconnaissant, il se dit qu'une entrée en matière ne serait pas forcément mal venue.

Billy entra dans la skate park et se lança dans une série de grind, de sauts et autres figures avant de se diriger vers ses camarades faisant un saut périlleux à l'opposée de leur position et les rejoignant dans un atterrissage tout en douceur sur la plateforme.

- Merci pour l'invit' Yanis ! Salut Charis, ça rocks ?! Je savais pas que tu pratiquais aussi ! C'est cool ya un petit monde de riders dans l'institut... sympa !

Jetant un petit coup d'oeil aux mines des deux compères, Billy demanda :

- Vous étiez pas dans un moment genre tête-à-tête lovey-dovey par hasard ?! Sinon j'peux voir ailleurs si j'y suis hein ?! dit-il avec un sourire en coin et un regard malicieux à souhait.

La mine concentrée, attentive, l'Algérien était resté à l'écoute suite à son message, avant de se rendre compte de l'énormité de son comportement : était-il bien en train d'attendre la réponse vocale d'une mutante temporairement muette ? Il était vrai que les mutants de l'Institut présentant un handicap parvenaient bien souvent à le surmonter d'une façon ou d'une autre, mais il se rendait bien compte qu'il pataugeait en pleine irrationalité, s'accrochant ironiquement à Liquid comme à une planche de salut.
Cette dernière restait assez sûre d'elle malgré tout, affirmative.

Yanis s'apprêtait à couper son communicateur lorsqu'il discerna distinctement de petits grésillements, rappelant les tests micros qu'il avait pu entendre lors des jurys de Viconia. Le visage aussi impassible qu'un lac placide, le jeune homme cligna simplement des paupières devant ce bruit étrange et inattendu. Il pensa d'emblée à un dysfonctionnement de son communicateur, avant de changer d'avis : la connexion était établie entre les deux appareils, puisqu'il pouvait entendre des bribes de conversations et des éclats de voix en arrière-plan.

"Ca grésille... C'est peut-être elle." annonça le nano-mutant à Charis. Rien n'était sûr, mais il connaissait bien les capacités d'adaptation de la Finnoise, et il n'aurait pas été surpris qu'elle explore de nouveaux plans de communication. Par la force des choses, certes, mais cela restait un progrès par rapport à l'apathie qui l'avait frappée récemment, et qui ne lui ressemblait si peu qu'elle avait troublé l'homme-machine lui-même.

Il écouta Charis et acquiesça lorsqu'elle parla de créations. Il s'était lui-même fait la réflexion que la situation pouvait être idéale pour explorer d'autres pistes artistiques.

"Je suis d'accord. Ses autres sens doivent être exacerbés, mais elle n'a pas l'air de s'en servir. Nous dépendons bien trop de notre vue." répondit-il, avec légèrement plus de mots que ses phrases habituelles. Il était clair que le sujet l'inspirait plus ; il était en terrain conquis cette fois. Georgia semblait vouloir créer une oeuvre sensitive pour Viconia, mais le jeune homme se demandait s'il ne serait pas plus profitable à la Finnoise de se remettre elle-même les mains dans le cambouis. Il la connaissait active, entreprenante, volontaire.

Bien que Yanis ne soit pas certain que Viconia était au bout du fil, il reprit son communicateur et suivit le conseil de Charis.

"Si tu en as envie, on peut se retrouver pour..."

Le regard de Cobalt dériva sur ses pieds tandis qu'il cherchait comment exposer sa pensée. Les couleurs environnantes étaient bien fades depuis que sa partenaire ne diffusait plus d'illusions autour de lui. Et quelque chose en lui le poussait à chercher une raison qui légitimerait qu'ils se voient, une raison pratique et impersonnelle. Il aurait été illogique qu'un grille-pain propose une rencontre pour un autre motif. Pourtant, il ne trouva pas quoi ajouter ; la seule raison était la non-raison avancée par Charis. Exister suffisait parfois. Cette théorie allait très vite trouver sa confirmation ou son infirmation.

Le jeune homme au profil acéré releva les yeux vers Charis. Et maintenant ?

"... un pour oui, deux pour non." enchaîna-t-il avec une maladresse factuelle. La jeune fille avait probablement déjà suffisamment de compagnie à son chevet, mais il se devait d'aller jusqu'au bout de cette démarche expérimentale. Le Maghrébin remarqua alors l'arrivée de Billy et nota avec quelle agilité il effectuait ses figures. Malgré sa taille, l'afro-américain jouait dans la cour des grands, contrairement à l'asperge algérienne.

Désactivant à nouveau son communicateur dans l'attente d'une éventuelle manifestation cryptée de sa correspondante, Yanis tourna la tête vers le patineur, l'air le plus sérieux du monde sur les traits.

"Non." répondit-il laconiquement. De son point de vue, cette réponse se suffisait à elle-même. Il était évident pour lui que son interaction avec la Suissesse n'avait aucune application reproductive. D'ailleurs, si cela avait été le cas, un endroit aussi exposé aurait été plutôt osé. Billy avait une expression curieuse sur les traits et plutôt difficile à interpréter. Il semblait satisfait de lui-même en tout cas.

Le communicateur de Yanis eut une nouvelle entrée.
Un peu brusque, il entendit un gros "TAC" assez perçant.
Puis de nouveau un débât polyphonique en fond, et ce fut la fin de la communication.

La perspective de se rapprocher de la finnoise semblait quelque peu plus intéressante pour Yanis. Du moins, c'était ainsi que la suissesse interprétait ces infimes changements. Plus de mots, une phrase qui, bien que suivant son conseil, restait suspendue sans finalité réellement logique... L'homme robot serait-il en train de basculer dans des considérations plus émotives? Peut-être.

Charis n'osait plus rien dire. Elle se contentait d'attendre. Tête légèrement penchée, oreille tendue, attendant comme Yanis une réponse de Viconia. Elle devait répondre de toute manière. Puisque ça grésillait, elle l'avait entendu, du moins Charis ne voulait pas envisager une autre solution moins interactive. Restait encore à voir si ses impressions étaient justes ou fausses. Un simple coup, ou deux, affirmerait ou infirmeraient ce qu'elle croyait.

Mais le premier son qui vint détourner son attention fut celui caractéristique d'un roulement non loin. D'autres jeunes venaient se défouler? Ah, ce n'était pas un humain du quartier, ça. Elle sourit en reconnaissant Billy, avant d'ouvrir bêtement la bouche dans un "o" d'admiration. Il était sacrément doué en fait! Sa venue ne lui parut du coup pas du tout étonnante. Vu ses compétences, et aussi vu ses premières paroles, il aurait été surprenant qu'il ne vienne pas.

"Salut Billy! Oh, mon dada, c'est plus le snowboard, mais le bitume, ça a aussi du bon."

Et de toute manière, elle aurait les prochaines vacances pour retourner flirter avec la neige. En attendant, le skate était un bon compromis. Par contre, à sa question, elle eut un temps de retard dans la réaction. Lovey-quoi? Heu... Ah ben Yanis répondit. Clair, net, sans erreur possible.

"Non pas que Yanis ne soit pas charmant... Mais ce n'est pas tout à fait mon genre."

Elle lui rendit son sourire un brin moins malicieux peut-être. Ouais, le genre de Charis, c'était athlétique, beaux yeux, irlandaise, féminine. D'ailleurs ce soir, dans sa chambre, seule à seule... Charis se perdit quelques secondes dans le vague avec un sourire proprement niais. Ce fut un "TAC" plutôt conséquent qui la tira promptement de ses pensées pas très catholiques. Elle tendit à nouveau l'oreille puis... Rien? Juste un? Son sourire s'agrandit alors qu'elle se reportait sur Yanis.

"Le message a l'air clair!"

A présent, tout était entre les mains de l'algérien. A lui de voir s'il allait la rejoindre sur le champs ou patienter encore un peu. Elle se retourna vers Billy.

"J'ai entendu dire que tu faisais de la compétition pour ce qui est du roller. A première vu, je dirai que c'est vrai! Tu concourrait en régional ou plus haut?"

Autant relancer la conversation sur un autre sujet.

La sympathique conversation des jeunes gens fut un bref instant couverte par le vacarme strident de sirènes hurlantes. Le deux tons de voitures de police, se dirigeant à toute allure vers le centre ville, et l'autre tonalité des ambulances, qui en provenaient, mais qui semblaient toutes aussi pressées !

Billy eut les épaules qui retombèrent alors qu'il émettait un "ah..." de déception. Mais déçu de quoi au fait ?! D'avoir fait un flop dans sa blague ? Surement... parce que la réponse économique de Yanis avait de quoi faire retomber la mayonnaise avec une efficacité toute robotique.

Et si sa blague n'avait reçu qu'un accueil froid de la part du jeune homme, l'accueil de Charis fut plus gratifiant. Son entrée en scène avait fait sa petite impression mais... après tout c'était le but !

Bombant un peu le torse, Billy avait néanmoins un sourire qui n'avait rien de pompeux. Au contraire, il semblait juste content de la remarque de la suissesse. Losqu'elle lui parla de compétition, Billy commença à raconter :

- J'adore le roller, j'en faisais tout le temps à Détroit ! J'étais même plus souvent en roller qu'à pied ! D'ailleurs j'ai usé plus de roues que de paires baskets ! Et niveau compèt' ben... la plupart du temps on pensait que je mentais sur mon âge, mais j'ai réussi une fois à participer aux X-Games en guest... c'était trop fort ! J'y croyais pas et même si j'me suis fait laminer, c'était franchement trop cool !

Billy haussa les épaules avec un air un peu triste.

- Mais quand j'ai essayé de m'inscrire à la dernière compèt' ils ont refusé en disant que quitte à tricher sur mon âge j'aurais pas dû en faire trop...

Lorsque les sirènes hurlèrent, Billy jeta un regard en coin. Police et ambulances ?! Un accident surement...

- Tiens... ya du grabuge ?!

Yanis resta interdit lorsque son communicateur émit un son unique. Il attendit quelques secondes, à l'affût d'un second coup qui ne vint pas. Il cligna deux fois des yeux tout en questionnant à nouveau Charis du regard. Si ces bruits à l'autre bout du fil étaient bien volontaires de la part de sa camarade, cela signifiait que la théorie de la Suissesse se tenait.

"Oui, le message a été reçu." confirma finalement Yanis sans plus démontrer d'émotion. Viconia souhaitait donc le voir, comme Charis l'avait anticipé. Il se demandait comment la jeune fille avait pu aboutir à cette conclusion pertinente alors qu'il en avait lui-même été incapable. Il pouvait conclure de cette démonstration de perspicacité que la jeune fille était douée d'une faculté d'analyse assez impressionnante... ou alors qu'elle connaissait bien la Finnoise. Toujours était-il que Viconia souhaitait le voir. Il n'était pas plus avancé sur ce qu'il était censé faire une fois à ses côtés. D'après Charis, il lui suffirait de se présenter et de rester planté là pour faire son office, mais le nano-mutant restait tout de même sceptique quant à son utilité. Mais Viconia souhaitait le voir.

Le regard de l'Algérien sembla s'intensifier lorsque Charis prononça le mot "charmant". Il reconnut ce mot pour l'avoir réappris à travers le filtre de Viconia lors de l'exposition qu'ils étaient allés voir ensemble en compagnie de Jason.

"Le charme..." reprit le mutant de sa voix froide. "Dernière référence connue : Viconia Savinen. Je cite : « Le charme c'est lorsque quelqu'un te plaît, et tu ne sais pas pourquoi. Tu as envie de la/le regarder, de passer du temps avec sous un peu importe quel prétexte plus ou moins bancal. Quant elle/il n'est pas là, tu penses à elle/lui, et à ce qu'elle/il peut bien fabriquer. Quelque chose de magnétique. »" répéta le nano-mutant à l'attention de Billy, faisant remonter l'archive de cette conversation instructive sur les relations sociales. Finalement, il avait tout de même mémorisé quelques définitions utiles pour appréhender le monde étrange de la vie en communauté. Il était normal de les réutiliser lorsque le contexte le permettait.

Tandis que ses deux compagnons commençaient à parler ride, le cyber-mutant s'attarda sur cette définition, intéressé par la proximité de certains de ses éléments avec sa propre situation ; après tout, il avait été bien incapable d'élaborer un motif de visite à sa partenaire. Etrange. Le hurlement des sirènes le tira de ses pensées.

L'Algérien tourna son profil aquilin vers les véhicules et observa la scène avant de se tourner à nouveau vers ses camarades.

"Sûrement un accident." dit-il en haussant les épaules à Billy. Il s'élança une dernière fois dans le half-pipe, et en sortit finalement.

"Je dois faire les courses de Georgia. Tu crois que je dois aller voir Viconia maintenant ?" demanda-t-il à Charis, avant de glisser sur une rampe et de tourner autour du pipe en arrière. Difficile d'ordonner les deux priorités, sachant qu'elles profiteraient toutes deux à la Finnoise. Devait-il opter pour un classement "première arrivée, première servie", ou plutôt pour un classement "ordre d'importance" ?

Et bien le moins que l'on pouvait dire, c'était que Yanis avait une sacrée mémoire. Quelque peu larguée, elle écouta la fameuse définition originellement donnée par Viconia. Une définition pas fausse du tout à bien y réfléchir. Viconia et Yanis avaient échangés plus que de l'art, du moins c'était ce que Charis en déduisait malgré sa logique pas si logique que ça.
La réponse de Billy la surprit quelque peu. Ah ben oui, en même temps, le pauvre ne faisait pas vraiment son âge. C'était proprement dégueulasse au final. Bah, au moins il a eu la chance de rouler au milieu de sportifs de la même trempe! Charis comprenait parfaitement quand il signifiait avoir apprécier cette expérience. Même si juste à cause de son apparence il s'est retrouvé cruellement limité rien que pour pouvoir participer à la compétition. Elle hocha naturellement la tête, et se reports sur la rue en entendant les sirènes. La police allant dans une direction, les ambulance revenant de cette même direction, visiblement. Suivant les commentaires de ses deux comparses, elle ajouta...


"ça doit quand même être du sérieux..."

Son skate en main, elle se pencha légèrement de la plateforme pour essayer de regarder vaguement dans la direction où se rendaient les véhicules de la police, avant que Yanis ne la tire de ses interrogations.

"Et bien... Tu devrais faire selon ce qui te semble être le plus important... Si tu veux rejoindre Viconia de suite, tu n'as qu'à me laisser la liste des courses de Georgia, et je les ferais à ta place! "

Il n'empêchait, en un sens, Charis pensait que Viconia devait avoir la priorité. Surtout dans son état actuel. Mais sur e point, elle savait aussi qu'elle n'était pas vraiment objective. A partir de là, seul Yanis était le plus apte à savoir quoi faire, d'autant plus qu'elle ignorait ce que Georgia lui avait demandé d'acheter.

La façon d'être de Yanis était toujours aussi déroutante. Il écouta la définition avec un sourcil relevé interrogatif et nota le lien entre "charmant" et "Viconia"... Un petit sourire en coin apparut alors qu'il faisait le rapprochement. Après tout s'il y avait quelqu'un de peu à l'aise dans les relations humaines c'était bien lui ! Le commentaire de Charis confirma son idée à ce sujet. Mais Billy n'étant pas un pro de la drague, il ne se permit aucun commentaire. Et puis Charis commençait déjà à lui donner des conseils alors...

Concernant l'agitation en ville, la remarque de Charis ne rassura pas le jeune garçon. Sa mine se fit plus inquiète et il glissa entre les dents :

- Je sais que les secours sont sur place mais... on pourrait pas y faire un saut ? Au cas où...

Le statut des jeunes mutants était toujours un peu flou, mais Billy était toujours dans son idée de devenir un héro, de sauver des gens... Même s'il n'était pas encore très à l'aise avec son pouvoir dans l'action, il n'arrivait pas à s'enlever de l'esprit que si on avait besoin de lui alors qu'il faisait mumuse avec ses rollers, voir ça ce soir aux infos lui donnerait pas mal de remords !

Yanis continua de patiner quelques instants en silence tout en pondérant la proposition de Charis, puis vint s'arrêter aux pieds de la plateforme pour lui répondre.

"Tu es une fille serviable." fit-il remarquer, avec un brin de maladresse. Il avait pu constater ce trait de caractère chez elle. Il la dévisagea intensément, ses longs bras ballants, en se demandant ce que cela faisait de rencontrer quelqu'un qui partageait un trait de caractère avec lui. Charis n'avait pas l'air d'attendre quelque chose de lui en retour.

"C'est une course pour Georgia, mais c'est une course pour Viconia." précisa (ou embrouilla) le nano-mutant, comme pour expliciter un dilemme qu'il était peut-être le seul à voir.

Après une réflexion plus courte cette fois, il ajouta :

"Je connais un magasin dans le centre. Si vous allez voir ce qui se passe, je pourrai faire les courses. Concordance totale des objectifs." répondit-il à Billy avec un petit haussement d'épaules. Il tâta simplement la poche de son jean, où reposaient ses économies.

A ces mots, il se laissa glisser jusqu'au banc où il avait posé sa gourde, passa la bandoulière autour de son torse, et prit une gorge, avant de prendre la direction de la sortie, sans plus de paroles.

Centre ville

A son tour, elle se laissa glisser dans le half pipe, se contentant de quelques allées et retour sans saut particuliers, juste pour dérouiller les roues de son skate avant de reprendre place sur la plateforme au pieds de laquelle s'était immobilisé Yanis.

"J'essaie juste de faire de mon mieux!"

Sauf qu'elle n'était pas toujours au point dans ses méthodes, comme en avait témoigné le bras blessé de Keyah, ou plus anciennement des morts dont elle se serait bien passée. Heureusement, faire des courses n'impliquait théoriquement pas d'actes dangereux. Sauf peut-être en période de soldes. Mais l'algérien ne semblait pas chercher à les lui confier, quoi que son explication parut quelque peu embrouillées... Des courses pour Georgia mais pour Viconia... Heu... Quelques secondes de réflexion. Il faisait du shopping pour les deux? Ah non, la manière dont la phrase était tournée suggérait plutôt qu'il faisait des courses pour Viconia sur la demande de Georgia. Ouais, ça devait être ça. Elle hocha la tête, s'arrêtant sur cette hypothèse qui à son sens lui parut la plus probable.
Suite à la remarque de Billy, elle piétina le bout de son skate d'un air songeur.

"C'est vrai que ce serait une bonne idée... On sait jamais..."

Quoiqu'elle ne s'estimait pas particulièrement utile, mais des fois que... Elle se laissa à nouveau glisser mais pour quitter le half pipe cette fois. Une fois de retour sur le vrai plancher des vaches, elle leva les yeux vers Billy.

"La suggestion de Yanis est pas mal, on ferait d'une pierre deux coups. Allons-y!"

Puis elle se mit en route.

Centre ville.

Billy sourit, finalement tout le monde était partant pour aller jeter un oeil. Il rejoignit donc ses deux camarades et lançant un joyeux :

- Bon ben... roulez jeunesse ! Joignez-vous à mon panache... noir ! Héhéé !

Il se mit donc également en route.

Centre ville