Coolangatta, Australie

4h43. Snapper Rocks.

La plage semble déserte. Tout juste un couple de badauds qui se promène le long du rivage. Au loin, quelques bateaux de pêche rejoignent le port. L’océan est calme, trop d’ailleurs. Ce sont des vagues bien discrètes qui viennent chatouiller les grains de sable.

Entre deux ondées, une forme se distingue. Dans la semi obscurité de l’aube, on n’y voit pas grand-chose… une tête, deux bras, un torse et plus rien. Assise à cheval sur sa planche, les mollets à l’eau, Kate fixe l’horizon des yeux. Voilà une semaine depuis l’incident avec Stanford. Une semaine qu’elle cogite, une semaine que les questions s’accumulent sans trouver leurs réponses. C’est un défilé d’images en mode accéléré dans sa tête.

Stanford n’arrête plus depuis. Il la harcèle du matin au soir, l’appelle constamment. Ca en est presque écoeurant un tel enthousiasme songe-t-elle. Il est là à s’agiter dans tous les sens… « Kate, c’est super !... Kate, t’es pas comme les autres… Kaaate ! Il faut faire quelque chose ! ». Mais Kate ne trouve pas ça super et Kate a juste envie de lui dire merde quand il répète ces conneries à longueur de temps.

*Faire quelque chose… pfff… mais je fais quelque chose… un tas de chose.*

Dans deux jours, une nouvelle compétition de surf aura lieu ici même, plus importante que la précédente. Des sponsors seront là ainsi qu’un journaliste sportif de Brisbane. Kate connaît les participants, elle sait avoir sa place sur le podium cette fois. Il le faut. Voilà des mois qu’elle économise en donnant des leçons pour pouvoir se payer l’inscription, c’est une occasion en or de se faire remarquer.

*Hmm… se faire remarquer… et si jamais quelqu’un apprenait pour… pour ça. Ca pourrait tout ruiner. Rhaaa… pourquoi tout est devenu si compliqué…*

« Pourquoi je pourrais pas me laisser porter par le courant comme maintenant ? »

Elle laisse échapper sa pensée à voix haute sans s’en rendre compte. Le soleil se lève à présent, il fera chaud aujourd’hui. Et l’océan restera calme ; non, décidément ce n’est pas un bon jour pour surfer. A plat ventre sur sa planche en un mouvement, Kate quitte le large en quelques brassées, direction les douches de la plage et après ?

*Après ? Eh beh faire quelque chose comme dit Stan… y’me reste juste à trouver quoi.*

La main posée sur le robinet ouvert à fond, elle appréciait les gouttes perler le long de ses membres, débarrassant sa peau recouverte du sel marin. Ne rien faire, juste laisser faire, voilà à quoi elle songeait. Elle espérait que l’incident disparaisse avec le sel, emportés tous deux dans la fente d’évacuation et oubliés. La vie pourrait alors reprendre son cours, tout simplement et rien ne changerait. Voilà ce qu’elle voulait.

D’un grincement, le robinet se referma. Le sel avait disparu, pas le reste. Elle essora ses cheveux et attrapa machinalement sa planche quand elle reconnut une voix familière.

*Merde. June.*

June était une amie d’enfance, elles s’étaient rencontrées à l’école de surf où elles avaient appris ensemble à faire leurs premières figures puis à dompter les vagues. Elles avaient aussi partagé leurs plus belles gamelles, des sensations qui rapprochent. Une rivalité mais surtout une amitié sincère liaient les deux adolescentes qui continuaient à surfer régulièrement à deux.

Mais June ne savait pas. Elle ignorait tout de cette dernière semaine.

Sortie soudainement de ses pensées, Kate se laissa entrainer sans résistance, arrivant tout juste à balbutier quelques mots.

« June ! Ca alors… salut… »

*Re merde. Cinq heures du mat’ et pas moyen d’être tranquille*

« Flora ? Super ! Nan… nan… pas encore mangé… Hé, tu me connais, j’adore chevaucher une ou deux vagues en sortant du lit ! »

*Pas faim. Pas faim. Pas faim*

« Euh… ouais ça va… nan je… rha c’est rien, tu sais c’que c’est… c’est juste que y’a pas de vent aujourd’hui, y’a rien à en tirer » prétexta-t-elle en montrant l’océan d’un signe de tête.

Sourire légèrement forcé, sourcils relevés dans un effort d’offrir un visage accueillant, il ne manquait plus que le pouce en l’air. Faire comme si tout allait bien, aller chez Flora, manger, boire, payer et… trouver une excuse pour déguerpir au plus vite.

Les deux jeunes filles quittèrent la plage, direction Flora, un petit café avec terrasse et parasols en bord de plage, à deux minutes de là. Rien de bien prétentieux, simple et convivial comme aimait Kate. Lieu de rendez vous habituel de nombreux surfeurs pour sa proximité et aussi pour les superbes pancakes tartinés de vegemite, préparés chaque jour par la patronne.

« Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? T’es venue aussi tenter ta chance ? »

*Ce que je deviens ?... je sais pas trop mais a priori un truc pas normal.*

La question était anodine pourtant, une question banale qu’on lance à un proche qu’on n’a pas vu depuis quelques temps, mais elle avait replongé Kate dans cette bulle de doutes qui la submergeait constamment. Le regard fixé sur June, sa bouche restait entrouverte dans l’attente d’une réponse qui ne venait pas… Silence de plomb sauvé par la serveuse du café.

« Heu… un café s’il te plaît avec un pancake… et puis deux œufs brouillés… hmm et mets moi un grand jus de fruits fraîchement pressés. Merci »

Elle adressa un grand sourire enjoué à son amie : « Wouu… j’ai une de ces faims ! »

*Bien joué Kate… manger, ça évite de parler.*

Nouveau silence. Elle rangeait méticuleusement ses couverts et pliait soigneusement sa serviette pendant qu’elle cogitait à plein régime.

*Ce que je deviens hein ? Si tu savais… Allez Kate, un peu de courage… lance-toi, dis lui un truc du genre : June, t’es ma meilleure amie, on s’connaît depuis un bail et il faut que je t’avoue quelque chose, y’a un truc qui cloche chez moi… l’autre jour, Stan s’est blessé et je l’ai… je l’ai… je l’ai quoi au juste ? Soigné ? Guéri ? Réparé ? Rien qu’en le touchant et puis c’est pas un tour de passe-passe hein ! Nan nan… ça rigole pas… je l’ai soigné plusieurs fois, j’pense même à lui faire payer les consultations histoire d’arrondir mes fins de mois. Je sais pas trop d’où ça vient d’ailleurs… qui sait ? J’me suis peut-être fait kidnapper par des aliens dernièrement… Parfait… Peut pas faire plus flippant.*

« Oh rien de spécial ! Je sais, j’ai loupé quelques réunions au club cette semaine, j’avais besoin de m’isoler un peu pour décompresser… tu sais, avant la compet’ dans deux jours. »

*Rien à dire, super Kate. T’y étais presque.*

« Je peux pas me louper, il faut que je décroche le podium, la pleine saison va bientôt se terminer et puis faudra retourner au bahut dans deux semaines… »

*Bla. Bla. Bla. Il vient ce foutu pancake ?!*

« … les occasions vont être plus rares. Si tu voyais Stan, il stresse encore plus que moi. »

Elle s’interrompit net, inclina sa tête en avant pour se rapprocher de June. Sa voix était différente, plus basse. Après un balayage rapide des yeux dans la salle, elle ajouta :

« June… hmm… t’as jamais eu l’impression de… d’être heu… différente ? J’veux dire… de pas être exactement ce que tu crois être ? »

*Holala… merde, c’est un peu flippant ça quand même*

Décidément, il était des jours où la terre entière semblait tourner de travers. Ces jours-là, on se réveillait toujours en retard. Ces jours-là, les vagues étaient inexistantes et puis l’on collectionnait les messages en absence alors qu’on désirait se faire oublier et puis l’on pensait une chose pour en dire une autre et l’on multipliait les moments de solitude.

C’était un de ces jours pour Kate.

Elle regretta sa question sans doute au moment même où elle l’a posa, peut-être avant. Mais c’était déjà trop tard. Elle vit le regard malicieux de son amie s’évanouir sur le coin de la table, elle regretta ce sourire éternel qui se faisait la belle. Alors que le visage de June s’assombrit l’espace d’une seconde, c’était une chape de plomb qui s’abattait sur les épaules de Kate.

*Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai pas vraiment dit ça nan… c’était dans ma tête tout ça… j’étais en train de débiter un tas de sottises avec des aliens et puis j’ai sorti un truc sensé et puis… qu’est-ce qui m’a pris… mais quelle naze ! ‘T’as jamais eu l’impression d’être différente ?’ Mais c’est quoi cette question à la con ? Que veux-tu qu’elle réponde à ça pff*

Lentement, Kate amorça un mouvement vers l’arrière pour mieux s’enfoncer dans la banquette, comme si elle se ravisait d’avoir lancé le sujet. Elle agrippa fermement le grand verre de jus de fruits avec les deux mains, le porta à ses lèvres et but par grandes gorgées. Elle n’avait pas soif mais elle ne savait pas quoi faire d’autre à part ça et prier pour que June brise ce silence.

*Ah. Elle sourit. C’est bon signe ça… Parents, pression, gymnastique. Okay*

Kate eut un léger pouffement entre rire et soupir de soulagement. C’était donc ça qui avait éteint la lumière dans les yeux de June… la couleur de ses cheveux et la pression que lui mettaient ses parents pour se consacrer à une autre discipline. Kate n’avait jamais connu ce genre de tensions, c’est son père qui l’avait initiée au surf et lui-même avait remporté quelques trophées dans sa jeunesse. Le parcours et l’ambition de sa fille était une fierté à ses yeux. Mais Kate comprenait. Elle n’imaginait pas qu’un tel dilemme puisse lui être imposé. Laisser tomber le surf, abandonner ce pour quoi elle avait consacré toute sa vie, des heures et des heures d’entraînement ? Jamais. Elle savait la position de June difficile, il faut dire que les parents de son amie n’étaient pas aussi compréhensifs que les siens. Kate les connaissait bien, elle dormait chez June de temps en temps depuis toute petite, ils l’avaient vu grandir. Ils avaient toujours félicité Kate pour ses exploits mais de là à accepter la même destinée pour leur propre fille, il y avait un pas manifestement. Un grand pas. Il est vrai que June venait d’un milieu plus aisé que la plupart des gens dans cette petite ville côtière. Malgré tout, c’est le surf qui avait transformé la camaraderie naissante en profonde amitié avec les années. Peu importait ce qu’en disaient les parents ou la différence de statut social, autant dire que tout ceci était futile pour l’adolescente…

C’est à ce moment là, entre écoute passive et pensées vagabondes que Kate manqua de s’étouffer avec le fond de jus de fruits qu’il restait.

C’est un bruyant « Quoi ?! » qui s’échappa sans retenue de sa bouche, interrompu soudainement par la serveuse qui déposa les pancakes sur la table avant de s’éloigner sans sembler porter plus d’attention aux deux clientes.

Kate attendit qu’elle reparte puis ajouta, les yeux écarquillés :

« Tu crois quoi ?! Mais… mais… d’où tu sors ça au juste ? Tu t’es levée ce matin et tu t’es dit ‘Tiens, mon frère a les cheveux noirs, moi roux, j’ai dû être adoptée’ ?... Pourquoi tu crois ça ? »

Cette révélation avait eu le mérite de lui changer les idées, elle qui avait tenté de dévoiler son secret, se retrouvait face à un autre. Kate n’en croyait pas ses oreilles. Etant enfant unique, elle considérait June un peu comme sa sœur, une nouvelle aussi énorme la laissa secouée devant ses œufs brouillés.

*In-croy-able… Elle mange ses pancakes*

Kate resta bouche bée devant une telle décontraction. Les bouchées se suivaient avec nonchalance, pas plus de questions que ça, pas de drame existentiel ni de larmes sur l’origine de son être, non. Juste un ‘je porte un marqueur sanguin que mes parents n’ont pas donc je ne suis pas leur fille biologique mais qu’est-ce qu’ils sont bons ces pancakes !’

*C’est vrai qu’ils sont bons mais quand même*

Dans un mimétisme muet, Kate découpa à son tour un bon morceau qu’elle fit disparaître entre ses lèvres, sans quitter son amie des yeux. Elle n’en voulait pas du tout à June de lui avoir caché ces faits… comment le pourrait-elle d’ailleurs alors qu’elle-même se montrait incapable d’une telle confiance. Pire, en fait, en déchargeant sa conscience, June avait lesté lourdement celle de Kate. En clair, elle se sentait minable. Cela faisait une semaine ! Sept longs jours qu’elle portait ce lourd secret en elle, elle voulait s’en débarrasser mais la vérité, c’est qu’elle avait peur. Pas tant de la réaction de sa meilleure amie, June était une nana super, un concentré de bonne humeur et de gentillesse, ce qui la terrifiait, c’était elle-même ou plutôt ce qui lui arrivait. Et pour couronner le tout, June ne serait pas la première personne à le savoir ! Non, c’était Stan, comme si ça ne suffisait pas.

*Quand elle le saura, elle me tuera, c’est sûr, elle va m’assommer avec sa planche…*

June avait perdu le fil de la conversation, pas elle. Pourquoi la jeune rouquine avait-elle lâché cette bombe ? Parce que Kate voulait en faire autant mais ne savait pas comment.

*Alors c’est tout ? Vous vous aimez toi et ta famille et ça suffit ? Ca ne fera aucune différence ? Si seulement c’était vrai… si seulement ça pouvait être aussi facile…*

Kate sentit son pouls s’accélérer, elle crut son cœur exploser dans la poitrine. Les mains moites, contractées autour de sa tasse à café, le temps semblait avoir arrêté sa course. Elle prit une grande inspiration avant de lâcher dans un souffle à peine audible :

« On parlait d’ça parce que je suis pas sure d’être qui j’suis »

*N’importe quoi*

Raclant sa gorge, elle reprit « June, je… j’crois pas que je sois… normale, j’veux dire… June, j’arrive à… à faire des choses tu comprends… des choses que j’suis pas censée faire… j’veux dire, que personne n’est censé faire tu vois… et j’suis pas en train de parler de supers figures de surf hein. »

Elle interrompit sa phrase par une gorgée de café, l’anxiété laissait sa gorge sèche, avant de reprendre :

« J’en sais rien… je sais pas ce qui m’arrive… p’têt que mes parents m’ont adoptée aussi… »

*… mais dans une autre galaxie alors*

Au fur et à mesure que la discussion se déroulait, Kate allait de surprise en surprise. Sur le coup, elle n’aurait pas su définir exactement ce qui la troublait le plus : que June soit déjà au courant, qu’elle ne paraisse pas plus choquée que ça ou que cet empaffé de Stan avait lâché le morceau. La réaction de June était si tranquille qu’elle en était décontenançante. C’est à peine s’il y avait eu ce sourire mal à l’aise suivi d’un long silence, pas grand-chose au final.

*Est-ce qu’on est encore amies ? Elle croit que je lui en veux de savoir ce que je n’ai pas eu le courage de lui avouer… énorme !*

« Mais… bien sûr qu’on est amies June ! T’as rien à te reprocher »

Lança-t-elle pour rassurer la jeune fille… et pour se rassurer elle aussi par la même occasion.

*Par contre… Stan… rhaaa tu vas m’entendre… il m’avait promis de ne rien dire à personne, il l’avait juré mais bien sûr, c’est toujours comme ça, j’le savais… ce mec est aussi pipelet qu’une gonzesse… y’a rien à faire, c’est moi qui vais l’assommer avec ma planche… je vais le trucid…*

Et pendant qu’elle infligeait à Stan un tas de sévices aussi sadiques qu’imaginaires, Kate s’en prit avec véhémence à ce qu’il restait de pancakes dans son assiette. Transpercé, écrasé, malmené, le petit déjeuner se transforma rapidement en purée, victoire de la fourchette par KO. Les petits amis constituaient toujours d’excellents boucs émissaires pour tout un tas de choses, allant d’un pouvoir révélé à une coupe ratée chez le coiffeur…

Voilà où elles en étaient, assises à cette table. June venait de découvrir qu’elle était adoptée et Kate qu’elle… elle ne savait pas trop mais en tous cas, une chose était acquise, elle l’avait aussi récemment découvert.

Elle soupira longuement. Puis prit la main de June dans la sienne pour qu’elle arrête de jouer avec le sirop.

« June… je suis désolée. Je… j’avais peur… je veux pas que tu crois que j’ai pas confiance en toi, je sais que j’peux… c’est juste que je sais pas ce qui arrive…

Sa voix s’étrangla dans un sanglot retenu : « June je sais pas ce qui m’arrive, je sais pas qui je suis… tu peux pas savoir comme ça m’fout les boules »

Reprenant son calme, elle ajouta… « Je sais pas c’que Stan t’a raconté exactement, je sais pas s’il t’a tout raconté en détail… mais June… je… je l’ai guéri ! Tu comprends ?! Il était là à pisser le sang, la lèvre complètement fendue après s’être pris la planche en pleine figure et… il n’y avait plus rien… rien ! Plus de sang, plus de coupure ! June…. Je l’ai touché et tout avait disparu… »

*Et bah voilà ma grande, tu l’as sorti. C’était pas si dur*

Elle sortit son portefeuille, déposant ce qu’il fallait pour les deux repas. Elle avait besoin de prendre un peu d’air frais.

*Oups. Boulette. D’accord, elle était pas vraiment au courant en fait… pas grave*

Malgré tout, Kate ne regrettait pas son aveu à June. Avoir pu enfin se débarrasser la conscience d’un tel poids était la meilleure chose qui lui était arrivée depuis longtemps. Ca n’avait rien changé à la situation, elle n’en était pas moins différente ou moins spéciale mais elle pouvait enfin partager ce qui la perturbait depuis des jours. Sans doute ni son amie d’enfance ni son copain bavard ne pourraient à l’avenir répondre à toutes les questions qu’elle se posait mais ils pouvaient écouter et elle n’en demandait pas plus, pour le moment. Elle se sentait libérée. Pour un peu, elle en aurait presque ri.

Elle remercia June du regard pour le repas et récupéra ses billets. La prochaine tournée serait pour elle. Puis, elle se leva, ramassant son sac, elle enfila la large bandoulière à son bras gauche et saisit sa planche posée sur le mur d’à côté. Sur l’invitation de June, elle se laissa guidée vers la sortie et lui lança d’un ton enjoué :

« Pas faux ! J’irai bien caresser les vagues moi aussi ! Tu sais que t’as de bonnes idées parfois ? »

Faisant claquer leurs tongs en traversant la route pavée, elles rejoignirent à petites foulées Snapper Rocks. Quelle heure pouvait-il être à présent ? Sept, huit heures du matin. Il faisait encore un peu frais mais l’on pouvait déjà sentir que le soleil, encore bas dans l’horizon, ferait grimper la température à mesure de son ascension. Un cycliste par ci, deux joggers qui s’entrainaient par là, la plage s’animait et l’océan avec.

Sacs jetés négligemment sur le sol, les pieds nus des deux jeunes filles s’alourdirent en s’enfonçant dans le sable fin, rien de tel qu’un petit sprint comme mise en bouche. Et rien de tel que rafraichir sa peau par un plongeon, le bras gauche tendu vers l’avant pour fendre l’eau et le bras droit qui tenait la planche. Aucun risque qu’elle ne puisse s’échapper même en lâchant prise, Kate avait pour habitude de porter un bracelet qui la reliait à elle.

Quand elle sentit l’eau salée fouetter son visage, elle retrouva toute la vigueur qui l’animait. Voilà où elle se sentait bien, voilà son élément. Sortant la tête hors de l’eau, elle attrapa sa planche et s’allongea dessus, bras ballants. Une brassée à gauche, puis une à droite et c’est parti : à l’assaut ! Le vent s’était levé finalement, juste ce qu’il fallait pour lever les drapeaux sur la plage et quelques vagues timides. Plein cap sur le large, Kate repensait aux derniers mots de June…

*Cool. Cool et gentil*

Kate n’avait encore jamais envisagé son pouvoir comme quelque chose de ‘cool et gentil’. Au pire, c’était dingue et au mieux flippant, à la limite spécial, très spécial, mais jamais cool ni gentil. Un léger sourire s’esquissa sur son visage.

*C’est vrai que ça peut être cool et gentil finalement… elle a pas tort… elle est où d’ailleurs ?*

Kate se releva, à califourchon sur sa planche et scruta les alentours.

Bon, techniquement, mouiller pour mouiller, ça ne faisait pas une grande différence mais ça n’était pas la question. La tête en avant, le buste relevé, Kate prit la vague en pleine figure. Se laisser surprendre était déjà rageant en soi mais voir son amie attaquer avant elle et lancer pleine d’audace ce que Kate prit comme un cri de guerre, c’était… de la provocation pure et simple, pire, un pousse-au-crime.

*Ah d’accord… tu veux jouer à ça… beh on va jouer à deux !*

« T’emballe pas trop vite la rouquine ! J’arrriiiiiiive ! Fais donc de la place ! »

Fini de regarder au loin à rêvasser, la tête pleine de questions qui ne trouvaient pas leurs réponses, il était temps de la vider et de profiter des derniers jours avant la rentrée au lycée songea-t-elle avant de se concentrer sur ses mouvements. Ce n’est pas qu’elle ne les connaissait pas par cœur, bien sûr que si, ils avaient été tant de fois répétés, encore et encore, mais elle avait appris à focaliser son esprit une fois sur la planche. Après tout, ça n’était pas un sport sans risque, Stan l’avait démontré il y a encore quelques jours et face à la force de l’océan, il valait mieux toujours rester alerte.

D’abord, elle prit le temps d’observer. Son regard était fixe, sa respiration profonde, repérer la prochaine vague qui serait assez intéressante pour donner cette fameuse impression de planer, une sensation après laquelle ils couraient tous. Puis bien amorcer son attaque, le bon mouvement au bon moment, des brassées pleines, dynamiques. Il lui fallait accompagner la vague jusqu’à ce qu’elle la portât et là, à ce moment précis où elle se sentit légèrement décoller, ses mains agrippèrent la planche des deux côtés, avec fermeté et d’une impulsion, d’une seule, puissante et souple, elle sauta sur sa planche. Ses pieds se fixèrent, ses mains lâchèrent prise, tout son corps se détendit. Il n’y avait plus qu’à suivre le mouvement. Il ne restait plus que cette sensation de planer.

Elle hurla de bonheur et de soulagement, ça venait du fond des tripes.

La vague était courte mais assez creuse pour lancer Kate et lui offrir de bons frissons. Elle déroula sur plusieurs mètres avant de se fermer tranquillement et de disparaître dans la houle de l’océan. Accroupie sur sa planche, Kate finit par se laisser choir en douceur. Une fois la première vague domptée, les autres suivaient au compteur. Allongée, elle reprit ses brassées vers le large.

[HJ: après une longue absence, je reprends avec plaisir ce rp. Je présente des excuses au courtier et te remercie de bien vouloir t'occuper de moi à nouveau ]


"Wouhououuuu!"

Debout sur sa planche, les jambes parallèles et les épaules en arrière, ses bras fendaient l'air comme s'ils essayaient de prendre de l'altitude. A défaut de prendre de la hauteur, son corps prenait de la vitesse à en juger par le vent qui fouettait son visage. Sa planche glissait si vite en pleine course, qu'elle semblait parfois se détacher de la surface de l'eau. Et c'est à cet instant précis qu'elle se sentait vraiment planer. C'est à ce moment qu'elle aimait lever ses bras au dessus des épaules pour les rejoindre, quitte à frôler le déséquilibre. Ca lui donnait l'impression de s'approcher du soleil.

C'est un ciel d'un bleu pur qui inondait la plage à présent. Et les rayons affichaient fiévreusement leur volonté de brûler le sable et tout ce qui s'y trouvait. Une météo superbe avait éloigné pour de bon le souvenir d'une aube maussade; ou était-ce son humeur qui avait alors aveuglé ses yeux? Quoi qu'il en soit, les doutes avaient fondu, comme dilués dans l'océan. Et c'est d'un enthousiasme retrouvé qu'elle avalait les vagues comme les pancakes de Flora. Le sel marin consumait ses lèvres, sa peau, ses cheveux. Ses yeux rougis, rieurs, tournés vers l'horizon, puis vers June quand elle voulait attirer son attention sur une nouvelle figure tentée.

Voilà ce que Kate aimait. Voilà qui elle était.
Et ça gonflait sa poitrine de bonheur. Et ça faisait tourner en boucle un air de musique dans sa tête. Elle ne se souvenait plus du nom de ce groupe mais ça sentait bon l'été, la plage et la fête. Ca sentait la vie.

Elle ne l'avait pas vu venir celle-là. Une belle gamelle assurément. Avec un peu de chance, June ne l'avait pas vu du tout. Sinon, elle en entendrait parler entre deux fous rires moqueurs toute la journée. Quand son visage émergea des profondeurs, elle chercha sa planche des yeux et entendit la voix lointaine de son amie.

*Ouais... ouais... dérive, dérive... pendant que je ramasse mon amour propre à la p'tite cuillère... Des comme ça, vaudrait mieux pas que j'en fasse au concours* songea-t-elle.

Elle regagnait sa planche quand un grognement sourd se fit entendre, tout droit sorti de son estomac.

*C'est l'heure des pancakes, deuxième tournée* se dit-t-elle, sourire aux lèvres. Elle avait l'appétit d'un ogre.

Elle s'allongea de tout son long sur la planche et rama en direction de June. Quand elle fut à portée de voix, elle lui lança:

"Hey! J'crève la dalle! Ca t'dit de faire un break?"

D’un ultime mouvement, son bras brassa vers l’arrière autant d’eau que de sable, comme pour lui rappeler qu’elle avait définitivement atteint la terme ferme. Un dernier soupir mêlé dans une vague affaissée sur elle-même, éteinte, épuisée par la fin de course. Lasse, elle repoussa la planche, ses orteils s’enfonçant dans le fond marin. Un pas, puis deux et ses pieds foulèrent un sol aussi poreux que brûlant.

Elle ne faisait plus vraiment attention à June, encore moins à ce qui l’entourait. Le retour avait effacé l’insouciance de la glisse et c’est les sourcils froncés qu’elle se retourna pour contempler encore et toujours cette ligne bleue, pure et infinie. Sa main vint protéger ses yeux du soleil ou cacher à sa meilleure amie la mine fermée qu’elle affichait. Les doutes avaient repris leur balai dans sa tête et l’arrivée de Stan fut presque une évidence…

*Ben tiens… manquait plus qu’toi ! Stan… Stan… Staaann… on a des choses à s’dire*

Ce qu’elle ne put faire, pas de suite en tous cas, puisqu’à peine tirée de ses pensées, elle sentit un bras fort et entreprenant enlacer sa taille, étreindre son corps. Et la proximité de leurs visages, leurs lèvres jointes dans un baiser furtif, un baiser d’enfant qu'elle ne rendit pas. Elle se laissa faire par habitude ou facilité et puis repoussa doucement ce corps qu’elle connaissait par cœur. L’avait-il remarqué ? Elle espérait que oui, elle espérait que non. Elle écoutait d’une oreille passive, d’un air absent, plus préoccupée par la marmite qui bouillait sous sa caboche.

*P’tite magicienne ?! Super drôle… idiot…*

Elle avait envie de lui arracher les yeux et de se blottir contre lui en même temps.

*Peut-être que j’peux lui arracher les yeux et le soigner après si ça s’trouve ?*

Cette pensée la fit pouffer de rire, plantée là, toute seule.

D’un coup, elle fixa Stan des yeux et d’une moue ostensiblement ironique, lança :

« June a raison, il y a trop de touristes. Et si c’est toi qui paie, ça ne se refuse pas. »

*Et t’as pas fini d’payer mon vieux d’ailleurs… va pas t’en tirer à si bon compte !*

Elle ramassa sa planche, prête à les suivre.

La démarche nonchalante, Kate, tête baissée, observait le balancement de ses propres pieds, le claquement de ses tongs jaune fluo sur les pavés usés. Elle n’osait lever les yeux vers Stan qu’elle sentait proche. Quant à June, il semblait qu’un tremblement de terre n’aurait pu l’empêcher de siffloter. Aussi innocente qu’une tortue de mer songea-t-elle…

Le silence fut rompu par quelques mots chuchotés au creux de son oreille, ce qui la fit sursauter dans un premier temps, puis la rendit encore plus furieuse dans un second, comme quoi le temps n’arrange pas toujours tout.

*C’est pas les yeux que j’vais t’arracher… c’est la tête entière Stan !*

Elle pensa d’abord se dégager de lui d’un simple mouvement de bras, puis de lui signifier qu’elle était hermétique à toute discussion par une mine renfrognée ; bref, elle pensait faire exactement ce qu’elle faisait depuis plusieurs jours, mais pas cette fois ! Pas maintenant qu’elle avait appris qu’il avait tout balancé à June alors qu’elle l’avait supplié – le mot juste était menacé – de ne rien dire à personne ! Non, pas cette fois, c’eût été trop facile et pas assez tordu à son goût, il n’allait pas s’en sortir comme ça.

Alors au lieu de se libérer, elle l’emprisonna, passa son bras autour de son épaule carrée, puis longea son échine pour finir sur sa hanche. Puis elle saisit son bras à lui qu’elle passa derrière sa nuque ; ainsi enlacés, ils étaient collés l’un à l’autre, de sorte qu’elle pouvait murmurer à son oreille en restant à bonne distance de June. Pas très poli certes, mais c’était un cas de force majeur estimait-elle.

« Oui, c’est vrai, c’est tellement mignon les secrets d’amoureux… tu sais Stan, quand les amoureux se confient des choses et s’accordent leur confiance et espèrent que leur secret ne sera pas trahi… tellement mignon… »

Lui soupira-t-elle, les yeux plissés de rancune.

*Il le fait exprès là ! Si… si… c’est pas possible autrement… i’fait semblant de pas savoir de quoi j’parle… ça lui laisse le temps d’la réflexion pour savoir quoi répondre…*

Un rapide coup d’œil de contrôle jeté dans la foule grossissante.

*OK. Pas de June en vue… c’est parti !*

« Plain WEIRD ! »

Ca sortit tout seul et ça sortit du cœur, sans grand ménagement pour les oreilles de Stan qui se trouvaient presque collées à ses lèvres. Elle n’en revenait pas et se détacha de lui à présent pour lui faire face. De loin, elle devait ressembler à une marionnette désarticulée et gesticulant dans tous les sens… on frôlait l’hystérie. D’une nature tranquille, ce genre de crise ne lui ressemblait pas mais guérir une plaie ouverte non plus, pas jusqu’à récemment du moins.

Elle continua sur la même lancée, ne faisant même plus attention à June qui faisait demi tour, encore moins aux inconnus qui les entouraient…

« Plain weird ! Alors c’est ça ! J’suis quelqu’un de bizarre maintenant ?! C’est comme ça que tu m’vois hein ?! Et encore, j’parie que j’devrais m’estimer chanceuse parce que toi, t’es mon p’tit ami et depuis quasi deux ans et… et… plain weird ! Bah qu’est-ce que diront les autres alors ? La bande… ? Et les potes du bahut… ? Et pis ma famille ou… ou la tienne tiens ! Hein ?! Et pourquoi pas eux ?! »

Lança-t-elle jetant des coups d’œil à la foule.

« Parce que c’est c’qui va arriver ! C’est obligé ! Vu qu’en moins d’une semaine tu as déjà tout balancé à June et me dis pas que t’as rien dit parce que faut être obsédé pour penser à des trucs intimes quand on parle de trucs super bizarres et… et… j’veux même pas savoir à quoi pourraient penser tes copains, OK ? Parce que June, elle a trouvé, elle… alors c’est que t’as dû être un peu plus explicite que tu l'penses… »

*Merde. June…*

« Et pis t’as bien choisi en plus… ouaiiis su-per choix ! June est tellement discrète ! Pfff… Ca donnera quoi dans deux semaines hein ? Tout l’quartier va en parler ? Géniiaal… Les gens diront plus ‘Hey ! Regardez, c’est la nana qui fait de supers figures’… nt nt nt… ce sera ‘Hey ! Regardez, c’est la nana qui fait des trucs plain weird !’ »

June était à deux pas, Kate essoufflée de colère et Stan dans la mouise.

Encore sous le coup de son propre monologue, elle n’écoutait rien des explications de Stan, enfin, de sa tentative de survie. Elle restait immobile face à lui, droite comme un piquet, prête à bondir et à lui sauter à la gorge au moindre mot de travers. Elle continuait à le foudroyer du regard, voyait ses lèvres bouger, entendait le son de sa voix brouillée dans le bruit ambiant mais restait incapable d’en saisir le contenu.

Paralysée, voilà ce qu’elle était. Paralysée de trouille, de questions et de ce nouveau mot qui venait compléter la description qu’on pouvait faire d’elle : ‘bizarre’. C’était nouveau et elle réalisa qu’elle n’aimait pas du tout la nouveauté. Elle n’avait jamais été, ni ne s’était sentie bizarre ou différente ; sa vie était normale : sa famille, le lycée, le surf… et elle y tenait parce qu’elle aimait sa vie. Elle avait 17 ans et regrettait déjà avec nostalgie sa routine. Faire des trucs ou devenir bizarre, ça ne faisait pas grande distinction à ses yeux…

June vint à la rescousse, des deux assurément.

« Ouais… genre… » Répondit-elle en persiflant.

Et Kate se laissa tirer le bras sans résistance jusqu’au bistrot. Elle était épuisée, physiquement et mentalement de cette semaine passée à fuir, de ce secret trop lourd à porter mais impossible à dévoiler, de cette colère qu’elle expulsait sur Stan, de ces disputes, de tout en somme. Même la foule l’étouffait. Elle avait envie d’ailleurs, d’être transportée, dans un autre lieu, ou juste quelques jours en arrière. Elle n’en pouvait plus de lutter alors elle cessa de le faire ; elle marcha au pas, sans ajouter mot, le regard absent.

Elle ne réagit pas plus au sourire de Stan, se dirigea vers la chaise qu’il tirait et se laissa tomber dessus comme un poids mort. Les jambes décroisées, elle s’enfonça tant qu’elle pût au fond de son siège, posa ses bras le long des accoudoirs et renversa doucement sa tête en arrière jusqu’à la reposer sur le dos de la chaise. Elle mit alors ses lunettes de soleil, larges et fumées, pour protéger son regard du soleil ou pour ne pas montrer ses yeux humides.

Elle observait la course des oiseaux dans le ciel et tentait de se concentrer pour oublier ce ronronnement continuel autour d’eux.

*C’est dingue ce qu’il y a comme monde ici… ça me gonfle…*