Retour à la Pierre.

Particulièrement à l'aise dans sa position, Viconia resserra encore ses genoux contre sa poitrine. Elle avait toujours aimer se recroqueviller afin d'étirer son dos souvent douloureux et relaxer des muscles qui en avaient souvent assez de maintenir des poses improbables pendant des heures.
Ainsi, tel un roc, elle savait qu'elle était stable et à l'aise.

Par contre, Yanis en surplomb tentant avec insistance de voir une fourmi escalader sa boite crâniene en regardant par l'orifice de ses yeux, voilà qui était inconfortable. A priori, malgré elle, elle avait induit une légère incompatibilité dans le système, et, sous le couvert de sa voix cybernétique, elle sentait la prudence.

Avec un sourire d'apaisement, elle lui rendit son regard sans sourciller et ajouta :
« - Après mon... Ma... Durant mon incapacité. »
En fait, le plus dur était de trouver un intitulé oralisable à ce qu'elle considérait en pensée comme un viol en bonne et due forme.
Elle eut un sourire un peu crispé, d'avantage dû à cette réflexion et à la difficulté de prononciation que vis à vis de ce qu'elle voulait signifier à l'Algérien.
« - Je pense que notre accord fonctionne tellement bien, qu'il se trouve que tu es la personne ici qui me connait le mieux... Avec les plans et tout ça. Du coup, lorsque je me suis retrouvée un peu... »
Nouveau haut-le-cœur. Et Lui, qu'avait-il trouvé en chemin, que savait-il d'elle à présent ? Qui savait quoi ?
« - Un peu embrouillée. Eh bien, la seule personne que je pensais être capable de démêler tout ca avec moi sans que je réagisse en défense inappropriée... C'était toi. »

En fait, il s'agissait d'une constatation. Plutôt évidente, mais elle n'avait jamais vraiment pris le temps d'y réfléchir. Maintenant qu'elle y pensait, elle avait eut le muscle de l'épaule gauche qui s'était contracté lorsque Jeremiah, débordé par tant de réalité, l'avait ramassée. Idem lorsque James, qui l'avait bien dépannée pourtant, lui avait ouvert la voie avec gentillesse.

Non, en fait, elle avait simplement voulu se poser dans un coin avec Yanis et l'écouter tirer ses conclusions sur son problème. Elle avait désespérément eut besoin de sa logique et de sa compréhension. Besoin en lui en fait.

Atch. Besoin de quelqu'un. C'était dans les pires moments qu'on se rendait compte de qui on avait besoin en réalité. Et cela avait un nom.

« - En fait, je crois que nous sommes devenus amis. »
La conclusion était posée, relativement imparable. Viconia était comme surprise de cet état de fait ayant débouché de leur précédant accord.
Et étonnement pour la finnoise, ce n'était pas vraiment un échange réciproque qu'elle bâtissait souvent. Elle n'était pas très sure de ce qu'il fallait faire. Constater, peut-être. Le dire était déjà une bonne chose.

Oh. Ca. La période de référence était facile à relier une fois que le mot "incapacité" était placé. Une période durant laquelle Yanis, encore plus que de coutume, n'avait pas su sur quel pied danser. Les états inhabituels de Viconia avait cette faculté de le déstabiliser encore plus. Ce qu'il pensait acquis ne l'était plus, il devait sans cesse redéfinir sa ligne de conduite, comme lors de l'épisode du foyer avec Georgia. Etait-ce la Finnoise qui était particulièrement difficile à déchiffrer, ou simplement le reste de l'humanité ?

Sa mine éternellement grave sur le visage, le mutant écouta Viconia faire son auto-diagnostic. Pour une fois, la rousse parlait. Dans le sens profond et personnel du terme. On ne pouvait pourtant pas dire qu'elle était avare de paroles, bien au contraire. En général, lorsqu'ils se retrouvaient, c'était plutôt elle qui faisait la conversation. Mais Yanis remarqua à ce moment précis qu'elle parlait de tout sauf d'elle-même, chose que bon nombre d'élèves faisaient la majeure partie du temps, notamment Georgia qu'il avait pu observer à l'oeuvre. C'était suffisamment remarquable pour qu'il le lui pointe du doigt.

"Tu parles peu de toi comme ça." fit-il remarquer lorsqu'elle eut explicité son problème. Il sembla réfléchir un moment, son regard neutre toujours planté dans celui de sa camarade.

Ses paroles faisaient écho aux assertions qu'avaient faites Charis en la matière quelques jours plus tôt. La Suissesse avait apparemment vu juste. Avant qu'elle ne le lui mette sous le nez, Yanis n'avait pas réellement réalisé son importance aux yeux de Viconia. Il s'était vu comme les autres le voyaient, à savoir un outil, mais pas comme elle le voyait. Et elle voyait plus en lui qu'un objet corvéable. Elle voyait plus en lui que la tourneuse-fraiseuse qui venait de poncer sa sculpture. Elle avait eu besoin d'une propriété humaine de l'Algérien.
Troublé, Yanis extériorisa son questionnement intérieur en clignant successivement deux fois des paupières, ce qui sur l'échelle de l'émotivité du nano-mutant, équivalait sûrement à un séisme d'une magnitude élevée.
Depuis quand n'avait-on plus eu besoin d'une qualité humaine de son être cybermorphosé ? A bien y chercher, le jeune homme ne pouvait se remémorer aucune situation répondant à ce critère dans sa vie de mutant. La sensation était neuve, à la fois déroutante et rassurante. Déroutante parce que l'importance qu'il revêtait dans ce nouveau contrat tacite lui était inconnue, et rassurante parce qu'il réalisait que malgré tout, sa parcelle d'humanité, aussi infime soit-elle, avait peut-être tout de même une raison de subsister.

"Je..."

Il hésita quelques secondes, évoluant comme à tâtons dans leur conversation.

"J'ai cru qu'il te faudrait... je ne sais pas. Du chaud ? Non, de la chaleur. Humaine." bredouilla-t-il en une salve de sa voix synthétique.

Il savait bien qu'il avait des lacunes irrécupérables en la matière, malgré ses efforts. Les autres élèves étaient bien plus doués que lui pour cela, ce qui l'avait selon lui disqualifié des besoins primordiaux de la Finlandaise.

"Et j'ai pensé que tu n'avais plus besoin de moi vu que tu avais passé les jurys." ajouta-t-il avec un léger sursaut de l'épaule, s'apparentant à un haussement.

"Après cette mise à jour, je sais que je me suis trompé." reconnut-il sans mal. "Je n'ai pas assez pratiqué l'amitié pour que ce soit un domaine d'efficience."

Maintenant que Viconia avait dit ce qu'elle avait sur le coeur, le mutant avait le sentiment quelque part d'avoir failli à sa tâche. D'avoir manqué à une clause du contrat. Il fronça subrepticement du sourcil de contrariété.

Viconia, se balançant doucement de droite à gauche les genoux toujours sur la poitrine, sourit doucement. Un sourire un peu douloureux, mais simple.
Certes, elle parlait peu d'elle comme ça.
Elle avait souvent beaucoup d'autres occupations, choses à faire, palper, créer, peinturlurer. Références à prendre, techniques à tester, plans à explorer.
Sachant que son identité et ses ressentis étaient vécus au jour le jour, elle ne ressentait pas non plus le besoin de l'étaler à vau l'eau. C'était son problème et point celui des autres.
Parfois, un certain manque d'explications entrainait inévitablement quelques incompréhensions notables avec ses compatriotes. Le reste du temps, elle s'auto-analysait, et pondait une œuvre de synthèse avant de passer à autre chose.
Qui plus est, elle était finnoise, et elle n'avait pas été éduquée dans un monde où l'étalage des sentiments était chose courante avant de passer au dessert.

Elle rendit son regard à Yanis.
Ce qui était étrange avec ce jeune homme numérique et sa voix synthétique, c'était l'envie qu'elle avait de faire tout haut les bilans qu'elle faisait d'ordinaire en note interne. Comme si son esprit était une extension du sien et que son avis compterai dans l'analyse et le ressenti, voire ferait éventuellement des suggestions (souvent constructives) à l'occasion.
Et ça, pour quelqu'un qui tournait en circuit fermé, c'était assez troublant. Surtout que Yanis semblait prendre la procédure comme quelque chose de normal.

Enfin... Le sourcil gauche de Viconia se haussa en remarquant que Yanis semblait se mettre à buguer. Elle avait elle-même été surprise par son discours, aussi comprenait-elle, surtout au vu de la personnalité du mutant, qu'elle pouvait l'avoir choqué. Mais en le voyant bloquer de la sorte, elle eut peur qu'il s'enfuit en courant, dans un mutisme approfondi.
Quelque chose se serra dans sa gorge, et le flux ne recommença à circuler que lorsque Yanis recommença à parler. En fait, il cherchait à expliquer.
Elle fut contente qu'il analyse et interprète ce qu'il avait pu penser ou ressentir. Elle aimait l'encourager sur cette voie. Il était plutôt amusant de constater que ce qu'il avait le plus de mal à analyser, c'était lui même.

Lorsqu'elle l'entendit conclure sur son manque d'humanité, puis sur son absence d'utilité, les sourcils roux de Viconia virent former une dangereuse barre au niveau de son front. Elle n'approuvait pas. Pas du tout.
Lorsqu'il conclut sa phrase, elle se balança un peu plus de manière à aller lui heurter l'épaule en une vague réconfortante. Elle parla doucement d'un ton posé, mais avec cette intonation qu'elle avait souvent lorsqu'elle exprimait son avis réprobateur en corrigeant.
« - Yanis, tu ES Humain, et l'humanité est tout sauf une question de gestion d'homéothermie. Peu importe ton schéma corporel et le sens de ta circulation sanguine.
Je trouve personnellement plus chaleureuse ta proposition pour l'exposition, qui m'a beaucoup touchée, qu'une soirée pop corn devant la télé serrés les uns contre les autres alors qu'on ne se connait pas. »

Elle lui envoya une nouvelle vague avec un sourire chaleureux et honnête, à deux doigts de s'effondrer sur l'algérien en manquant son épaule. Elle ajouta avec un sourire :
« -Yan... Comment veux-tu que les autres ne voient pas en toi un outil si tu te considères comme tel ? »
Elle eut un léger sourire navré en coin et lui renvoya calmement, en le fixant droit dans les mirettes :
« - Ce que je vois en toi est un garçon bourré de prédispositions artistiques qui devrait avoir un peu plus confiance en lui pour repeindre le monde et le retranscrire à sa façon.
Rien ne t'empêche de t'exprimer et ta mutation est une base formidablement adaptée pour passer à tous les supports. Un peu comme la mienne, je pense que tu es artiste jusque dans tes gènes. Le tout est de trouver ce que tu veux faire, où, quand et comment.
Je suis honorée de te connaître, parce que quand tu t'exprimes, ça change souvent les choses. »
Elle lui renvoya deux vagues affectueuses près cette déclaration convaincue pour défroncer ce sourcil rebelle. Après tout, même si l'amitié n'était pas un de ses domaines d'efficience, elle ne savait pour sa part pas cuisiner. Après, tout s'apprenait par la pratique.