Stuttgart, ALLEMAGNE

Pendant les vacances scolaires, et d’autant plus lorsqu’il s’agissait des congés estivaux, Uldrich aimait profiter de la quiétude des zones boisées de Stuttgart. Quand sa mère se reposait, l’après-midi, peu après le repas, il lui suffisait de traversait la Eduard Pfeiffer Straße et de descendre à quelques mètres en contrebas. Là, il avait le calme des quartiers plus isolés de Stuttgart, sur les hauteurs, et une vue imprenable sur la ville.

C’est ce lieu qu’il privilégiait pour la lecture et ce n’était pas les sifflements des trains de la gare, à six cents mètres à peine, qui allaient le déranger dans son activité, même si les trains ne représentaient pour Uldrich que voyage, déménagement et tristesse. Il aurait aimé être de ceux qui voient les gares comme ce lieu presque magique, synonyme de vacances, d’évasion, de nouveau départ mais tel n’était pas le cas. Avec le temps, le jeune garçon pourrait se faire une raison mais pour l’heure, il continuait à penser qu’un jour, il serait quelqu’un de tout à fait normal, des gens comme il en voyait souvent à la télévision et dans les bandes dessinées, des gens cernés d’amis aimants et aimés.

En ce jour où la fraîcheur commençait déjà à s’insinuer dans le pays, c’était un roman plutôt sombre qu’Uldrich allait commencer. 08/15, de Hans Kirst. La réalité quotidienne des soldats allemands lors de l’épisode le plus sinistre de l’Histoire était un sujet trop peu abordé par l’ensemble de la littérature, allemande et étrangère.

Aussitôt la première page tournée, Uldrich se trouva plongé en plein XIXème siècle.

Un XIXe siècle toutefois bien anachronique quand on voyait la blancheur de la voie de monorail sur laquelle se déplaçaient les trains en produisant un simple chuintement aérodynamique.

Depuis que les voitures avaient déserté les villes, remplacés par des moyens fonctionnant à la force des jambes, ou à l'électricité, l'air était plus pur en ville, et surtout, plus silencieux. Même les oiseaux avaient commencé à réinvestir la place.

Le seul bruit gênant était celui de gamins hurlants, et d'un vendeur de journaux qui hurlait des insanités sur les mutants. D'un point de vue émotionnel, les informations étaient surtout frappés par l'insouciance des gamins, bien qu'il y avait un petit germe d'ennui que la rentrée soit si proche.

Dès qu'il entendit les premiers cris d'enfants, Uldrich perdit sa concentration. Les lignes continuaient à se dérouler devant ses yeux mais plus aucune syllabe n'était intelligible.

Il eut quelques regards discrets en direction des voix et espéra ne pas les rencontrer. Ils ne pouvaient être que source de troubles. Un jeune garçon de l'âge d'Uldrich en train de lire sous un arbre, c'était louche pour la plupart des autres gens de sa génération, des gens qui passaient leur temps à courir, se bagarrer, sauter et hurler à tout va.

Il se fit tout petit, les genoux remontés sous son menton et tenta de fermer son esprit à tout ce qui se passait autour de lui.

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Une tentative de fermeture malheureusement bien vaine : les informations lui parvenaient toujours. Et une émotion terrible lui assaillit l'esprit. Terrible par son intensité, sa focalisation, et sa signification. Alors qu'il regardait des enfants, probablement toujours à l'école primaire, en train de batifoler dans les bois, il en détecta immédiatement l'origine : une petite fille blonde avec des tresses, parfaite image de l'allemande qu'on voit dans les vieilles assiettes de grand-mère, avait son regard braqué sur lui, un ballon multicolore dans les mains, et son petit frère, blond lui aussi bien qu'une casquette fut vissée sur sa tête, lui donnait des coups de pieds pour qu'elle fasse attention à lui.

Cette émotion, terrifiante pour Uldrich, avait un nom :

la curiosité.

Uldrich ouvrit des yeux comme des billes, à demi dissimulés derrière son ouvrage du moment.

On l'avait surpris sans qu'il n'eût rien vu venir, on avait franchi la barrière de sa vigilance. Et l'on s'intéressait à lui. Il ne fallait pas s'intéresser à lui. Il savait que tout ce que la jeune fille et son frère enverraient en direction d'Uldrich serait assimilé à près de cent pourcents ; il ingurgiterait sans autre choix possible et cette curiosité, après la haine et la frustration, était de ces émotions qui représentent pour le jeune homme un flux considérable de données.

C'est un détail qui pourrait paraître saugrenu qui sauva Uldrich, dans cette fâcheuse situation. Le frère et la soeur étaient tous deux d'un blond si intense qu'on n'en voyait plus depuis des décennies. Uldrich avait appris cela au cours d'une de ses multiples lectures solitaires. Les individus blonds étaient amenés à disparaître avec le temps et l'augmentation des métissages, en Allemagne comme ailleurs. Il avait devant lui des personnes d'une blondeur infinie, à croire que ses aïeuls l'avaient été également depuis la création.

Cette curiosité qui apparût cette fois dans l'esprit d'Uldrich fut une sorte de contre-flux qui, en quelques sortes, équilibra les forces et permit au mutant de sortir de son mutisme. Cependant, cela ne lui permit pas pour autant d'avoir une réflexion plus intelligente que :

"Tu.... tu es blonde..."

De la curiosité, l'émotion passa à l'indignation complète ! La petite fille campa ses poings sur ses hanches, et répliqua d'une voix aïgue.

"Evidemment que je suis blonde ! Tu vois pas clair ? De toutes façons, c'est pas plus bizarre que de lire un livre"