[Event] Misplaced

[ Foyer]

Curieux comme ses pas avaient pu la mener jusqu'ici. La première pièce de l'institut hormis le hall dans laquelle elle avait jamais mis les pieds. A l'époque, River était vivante, et Wood était là. Aujourd'hui, la pièce était vide. Son regard erra sur la table où ils s'étaient tous installés, le jour où elle avait préparé le repas avec Tim, puis vers le four devant lequel Wood était tombé, une crise passagère avait-il dit, avant de revenir vers la table. Iacobo s'était retrouvé là, face à elle, et elle l'avait sommé de ne pas faire de mal à Kitty. Elle se souvenait encore de sa propre surprise à sa vindicte peu habituelle chez elle. Elle fit quelques pas, et ses doigts traînèrent sur le bar avant qu'elle ne pose les mains sur le rebord de la table de cuisson. Elle s'était trouvée là avec le serbe, après la soirée en l'honneur de Miss Marcin.

Elle s'était trouvée là, aussi, avec Laura, et Wood, pour une corvée de cuisine où elles avaient requis l'aide d'Ivy. Un pâle sourire étira ses lèvres comme elle songeait à la demande de l'irlandaise - elle n'avait alors pas songé à son statut de végétarienne. A présent, ça n'avait plus d'importance : il y avait Hjordis. Elle ferma les yeux et s'approcha de la bouilloire. Mécaniquement, elle sortit le nécessaire, et prépara un thé, connaissant toujours les emplacements par coeur. Et s'appuya, dos contre le meuble, en attendant que l'eau chauffe suffisamment. Elle avait été dans cette posture, quelques temps auparavant, lorsque le professeur Santero était venu vers elle. Elle revoyait la scène, et ressentait presque de nouveau l'odeur des poissons frits de l'islandaise qui l'avait écoeurée, comme elle ne mangeait pas grand chose à ce moment-là de toute façon, et celle, plus désagréable encore, d'Alixtide se rapprochant de Kitty.

Un soupir passa ses lèvres et elle acheva sa préparation avant de venir s'asseoir à la table, dos à la porte. Elle ne goûta pourtant pas au thé fumant qui emplissait à présent la tasse devant elle, mais appuya les mains sur son front, les coudes sur la table, les yeux fermés. Elle n'était plus à se place ici, dans cette cuisine. Elle n'était pas à sa place là-bas, dans le foyer, au milieu des autres. Elle n'était pas à sa place non plus, à présent, à Londres, auprès de son jumeau, de sa cadette et de ses parents. Elle n'était même pas à sa place auprès de Iacobo, alors que c'était sans doute là qu'elle eût voulu se trouver à cet instant. Le NeXus n'avait pas eu besoin de mots précis pour lui faire comprendre de ne pas le suivre, son attitude avait été sans équivoque à ses yeux. Alors où était sa place à présent ? Quelques larmes perlèrent au coin de ses yeux, les premières depuis quelques mois, depuis la mort de River, depuis qu'elle s'était effondrée dans les bras d'Ephram.

Et cette fois non plus, seule dans la cuisine, elle ne les retint pas.

Le son de talons résonnant sur le sol alertèrent l’anglaise, mais elle ne se sentit pas la force de reprendre une contenance, bien malgré elle. Pas tout de suite, en tout cas. Il fallait sans doute qu’elle lâche un peu de pression… N’était-ce pas à peu de choses près, ce qu’elle avait dit à Chris quelque temps auparavant ? Mais elle se raidit au contact des bras de la brunette sur ses épaules. Elle avait déjà du mal avec l’idée qu’on la voie pleurer, elle n’était pas encore prête à être consolée, il y avait trop d’étapes encore non franchies pour qu’elle accepte ce geste, même s’il partait d’une bonne intention. Sans doute fut-ce là le déclic qui la poussa à se ressaisir. Elle se redressa, chassa les larmes de ses joues de ses deux mains tremblantes, sans toucher au rouleau subitement apparu auprès d’elle.

- Tu devrais être auprès de Joachim, tu sais ? lui murmura-t-elle dans un souffle.

Elle n’avait pas voulu paraître brusque à la jeune femme, mais sans doute l’était-ce un peu. Elle aurait seulement souhaité que cela ne gâche pas leur soirée à eux aussi, pas maintenant… Ses mains vinrent entourer la tasse qu’elle rapprocha de nouveau, comme si son contact avait pu réchauffer son cœur autant que ses doigts.

- Je suis navrée qu’il s’en soit pris à toi. Il ne réagit pas toujours comme il faut… Et il est très fort pour frapper là où ça fait mal…

Son regard restait fixé sur son thé, elle n’arrivait pas à soutenir celui de Claire. Comment lui expliquer ? Et pourquoi d’ailleurs ? Ce qu’il y avait entre Iacobo et elle était inexplicable par les mots, et personne n’avait besoin de le comprendre. Seulement… Seulement la jeune fille à ses côtés en avait pâti, et elle lui devait au moins une explication.

- Tu sais… Je sais que ça n’est pas facile, mais… il faut passer outre ce qu’il dit. Il joue beaucoup la provocation, c’est… sa manière de se défendre je crois.

Elle haussa les épaules, visiblement incertaine. A l’évidence, elle n’était sûre de rien concernant le comportement du serbe avec les autres. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle était attirée par lui, qu’elle était bien dans ses bras, qu’elle aimait ses baisers, et qu’elle avait mal à l’idée d’avoir été repoussée à l’instant. Ca ne s’expliquait pas, ça ne se commandait pas. C’était comme ça. Elle sembla seulement réaliser que si Claire voulait répondre, communiquer à son tour, il allait bien falloir qu’elle la regarde et elle soupira, avant de relever la tête vers elle.

[Tu veux un peu de thé ?]

Elle avait signé ces quelques mots, délaissant pour le coup sa tasse chaude. Son visage semblait quelque peu plus serein, pourtant les vestiges des larmes versées, et son regard surtout, attestaient d’une chose : c’était loin d’être terminé, et il ne faudrait sans doute pas grand-chose pour qu’elle craque à nouveau. Sauf qu’elle ne voulait pas craquer, et qu’elle s’efforçait donc de faire comme d’habitude : paraître.

Wind esquissa un sourire quand Claire commença à signer. La muette était aussi écarlate qu’elle était pâle, elles devaient avoir l’air fin, toutes les deux ainsi… La petite brune et la grande blonde… Le jour et la nuit, songea l’anglaise. Elle secoua légèrement la tête cependant : elle restait persuadée que le serbe n’avait pas voulu de sa présence, pas maintenant, pas s’il n’avait pas fait en sorte qu’elle l’accompagne, pas s’il l’avait repoussée. Mais ça n’était pas le plus important, et elle resta silencieuse, lisant sur les doigts agiles de la jeune femme lui faisant face les explications qu’elle lui fournissait. Les commentaires sur sa silhouette firent soupirer la londonienne, qui leva à son tour les mains pour renchérir, désignant tout d’abord son propre corps.

[Je visualise à peu près, en dehors de la taille… je suis trop grande pour ma part, je l’ai toujours été…]

Elle acquiesça d’un signe de tête quand son interlocutrice précisa ce qu’elle pensait de sa condition. Une question de langage, ni plus, ni moins, aux yeux de la blonde. Pourtant dotée de parole, elle aurait eu toutes les peines du monde à communiquer avec quelqu’un qui ne parlait pas sa langue. Avec les français des sous-sols de Paris par exemple… Mais ses yeux s’agrandirent quand elle lut les derniers mots. Joachim, pas sincère ? Elle secoua la tête, et signa à son tour.

[Je te l’ai dit, Iacobo frappe là où ça fait mal. Te faire douter de Jo, c’était la meilleure façon de vous faire du mal à tous les deux, comme il savait que t’insulter sans te regarder, en se dirigeant directement vers lui, ça le mettrait hors de lui.]

Elle secoua la tête une nouvelle fois, et reprit, ses yeux clairs dans ceux de la brune.

[Ce qu’il a dit n’a aucune importance, ce qui compte, c’est que tu ressens. Croise seulement le regard de Jo, repense seulement aux instants que vous avez passé tous les deux dans le jardin. Crois-tu vraiment qu’il puisse ne pas être sincère ?]

Pour elle, la réponse était évidente. Il n’aurait pas été si paniqué, s’il n’y avait pas eu vraiment quelque chose, et les questions qu’il s’était posé dans le hall ne laissaient pas de place au doute. Ah ! C’était tellement plus facile de conseiller les autres que de se pencher sur soi-même ! Elle aurait d’ailleurs de loin préféré que la conversation en restât là, qu’elle ne revînt pas sur un sujet beaucoup plus délicat pour elle. Et quand Claire signa encore, l’anglaise ferma les yeux un instant. Si elle voulait être seule ? Elle ne savait plus trop… Elle n’avait pas envie de parler d’elle, mais elle ne se voyait pas repousser la jeune femme à ses côtés. Elle posa d’abord une main sur le bras de sa camarade, comme pour lui confirmer qu’elle pouvait rester, avant de reprendre par signes.

[C’est… plus compliqué que ça… Et c’est parfois plus facile de s’adresser à une inconnue qu’à quelqu’un de proche…]

Elle baissa le regard en même temps que ses mains. Que pourrait-elle dire au serbe de ce qu’elle ressentait ? Elle n’avait pas envie de parler de sa famille, de sa sœur défunte, du manque laissé par l’absence de son frère. C’était trop douloureux. Et c’était tellement loin de sa vie à lui, de son expérience… que pourrait-il y faire ? Elle avait toujours fait en sorte d’être celle qui soulageait les mots des autres, elle ne savait pas comment faire autrement, comment inverser les rôles. Et puis c’était tellement futile par rapport à ce qu’il avait vécu, lui, songeait-elle. Quant à mettre des mots sur ce qu’elle ressentait pour lui… Face à lui… Elle en était tout simplement incapable. Pourtant, ce qu’elle avait expliqué à Jo tout à l’heure faisait particulièrement écho à ses propres sentiments.

- Parfois, les mots ne servent à rien, ne changent rien… finit-elle par souffler, en reposant les mains autour de sa tasse.

Elle se décida finalement à la porter à ses lèvres, avant de la reposer et d’y ajouter une cuillère de miel, qu’elle avait pourtant apporté en même temps que le reste, bien qu’elle eût visiblement oublié de s’en servir. La cuillère tournait lentement dans le liquide et le silence plana quelques instants.

L’anglaise hocha simplement la tête aux premières réponses de Claire. L’inconnu effraie tout le monde, preuve en était leur statut de mutant et les réactions qui en découlaient. C’était normal qu’elle s’inquiète, en quelque sorte, de cette toute nouvelle relation, mais c’était rassurant qu’elle lui réponde « non » en définitive. Pour la londonienne, c'était une évidence, mais c’était bien plus simple lorsque ses propres sentiments n’entraient pas en jeu. Et si elle considérait Joachim comme son ami, ça n’avait rien à voir avec le trouble que faisait naître Iacobo, beaucoup plus complexe à appréhender pour elle.

Nouveau hochement de tête au « dilemme cornélien n°101 ». C’était un peu trop philosophique peut-être, mais pas loin de la réalité pour ce qui la concernait. Ecouter son cœur ou écouter sa raison. Raisonnablement, elle ne se serait jamais retrouvée dans les bras du serbe. Raisonnablement, elle ne serait peut-être même pas restée ici, elle aurait fait ce qu’elle avait promis à Rain, ramener Wood avec River, en Angleterre, chez eux. Raisonnablement, elle n’aurait jamais appris à contrôler son pouvoir sans doute. Et il y aurait eu plus que quelques blessés, à n’en pas douter. Ou elle se serait retrouvée aux mains de Garrison et de Ganymède. Un frisson lui parcourut l’échine. Hors de question.

[Parfois, ça a du bon de ne pas être raisonnable… Mais tout n’est jamais tout blanc ou tout noir… Heureusement, ou malheureusement…]

Raisonnablement, elle ne serait pas restée, et River ne serait peut-être pas morte à l’heure qu’il était. Ni Wood disparu de la circulation. Ses propos n’avaient peut-être pas de sens pour la jeune femme muette à ses côtés. Pour elle pourtant, ils en étaient bien lourds. Un équilibre… ? Non, en effet. Mais ça n’avait rien à voir avec le serbe, ou si peu. Depuis que son pouvoir s’était déclenché pour la première fois, tout ce qui faisait sa vie avait été bouleversé. Table rase du passé, de la chorale, de la famille, de sa petite vie tranquille en Angleterre. Pour se retrouver au milieu d’un conflit planétaire entre deux « races » pourtant si semblables, dans un pays dont elle ne connaissait pas vraiment toutes les règles, dans une communauté hétéroclite où ses valeurs n’étaient pas toujours bienvenues. Et où elle cherchait encore – ou de nouveau ? – sa place.

[S’il n’y avait que Iacobo, ce serait tellement plus simple…]

Et pourtant ça ne l’était pas vraiment en soi : les choses n'étaient jamais vraiment simples avec le NeXus. Elle avait hésité à signer ces mots, cependant : trop de choses en découlaient. Et puis elle s’en était presque littéralement mordu les doigts. Et quand la brunette avait signé qu’elles étaient toutes les deux idiotes, elle avait simplement secoué la tête, reposant le regard sur sa tasse. Le communicateur de Claire résonna, Wind ne remarqua pas la méprise de sa camarade et écouta le message, quelque peu indiscrète. Quand il n’y eut plus que le grésillement de l’appareil, avant que le silence ne règne à nouveau, la blonde avala une gorgée de thé, pour se donner une contenance. Le sourire de sa camarade, capté sur un coup d’œil, était sans équivoque : elle avait fait son choix. Et elle ? Que devait-elle faire à présent ?

« Et s'il a passé une aussi mauvaise soirée, c'est une raison encore meilleure pour être avec lui… »

Elle reposa un peu trop bruyamment la tasse sur la table, les yeux fixés sur celle-ci sans la voir. Elle avait raison. « Ecouter son cœur… » C’est ce qu’elle faisait pourtant d’habitude dans ces cas-là. Et soutenir ceux qui lui étaient chers, quitte à ce qu’ils la repoussent. Elle s’y était attendue de la part de Chris, et pourtant, à présent, elle était en quelque sorte son lien dans l’équipe. Elle s’y était attendue quelque peu aussi de la part de Jo tout à l’heure, et finalement, il en était venu à lui demander conseil, même si elle n'était pas certaine d'avoir été d'une aide précieuse… Pourtant c’était plus facile d’accepter le rejet d’un de ses amis que celui du serbe. Mais… Et s’il ne la repoussait pas justement ? Et s’il ne faisait simplement pas le premier pas ?

*Wind, tu n’es qu’une idiote …* songea-t-elle *Iacobo ne demanderait pas d’aide, de soutien, de faveur quelle qu'elle soit... Jamais.*

Sa déclaration avait déjà été un effort énorme, mu par le malaise que son attirance pour elle générait en lui, venir lui demander de l’accompagner ce soir également. Comment avait-elle pu penser un seul instant qu’alors qu’il venait de se faire humilier en public, il lui eût demandé quoi que ce fût, ne fût-ce que sa présence ?

[Je crois que je gagne la palme à ce niveau-là] signa-t-elle finalement [contrairement à toi, moi je connais mon cavalier. J’aurais dû savoir.]

Ses gestes avaient été plus saccadés sur ces derniers mots. Elle aurait dû, oui, et elle se sentait en effet parfaitement idiote d'avoir un seul instant pu penser autrement. Elle se leva, et rangea ce qu’elle avait sorti rapidement, laissant la vaisselle dans l’évier en se promettant d’y remédier. Plus tard. Il y avait là une toute autre urgence. Se tournant donc vers Claire, esquissant un sourire, elle signa finalement, avant de désigner la sortie.

[Nos cavaliers sombres nous attendent, dame blanche...]

[ Couloir des chambres]