Prendre l'air sous la pluie

Un peu déçue de ne pas avoir à esquiver un assaut Alixtidien, Esther se rendit compte que même pour se tomber sur le poil, le breton était exaspérant. Sa cigarette terminée, elle la jeta dans la flaque et dévisagea à nouveau le Capitaine Porko.

"En gros, vous ne faites que de la violence pour faire passer un message ? Mais réfléchissez un peu, Alix : peut être qu'Allison voulait faire passer un message en crevant les yeux de... Peu importe. Ou mieux : peut être que toute action est un message en elle même, indépendamment de la volonté de son auteur. Par exemple, cette séance dans la boue conduit certainement un message sous-jacent. D'ailleurs, comment percevez vous cette proposition de ma part... Hum ?"

Pour Esther, cela ne pouvait que vouloir dire : humiliation, maux de crâne, envie d'aller voir Cassandre en consultation...

"D'ailleurs ce qui compte ce ne serait pas tant le signifié de ce message que le signifiant. Non pas le contenu de l'enveloppe, mais l'enveloppe en elle-même. La violence renvoie toujours le même message quelle que soit l'intention de base de son auteur... Imaginez Alix : serait-ce une différence essentielle pour vous qu'Allison vous crève les yeux pour le plaisir ou qu'elle le fasse pour... vous apprendre vos tables de multiplication ?"

Lacan dans la boue, personne ne l'avait rêvé, Esther l'avait fait !

Plus les secondes passaient, plus l'israélienne avait envie de se battre, en contradiction flagrante avec son message de paix de l'instant d'avant... Elle fit une fois de plus la moue à l'écoute des paroles du gothique dépressif.

"Joachim, vous attendez que je vous raconte une histoire pour vous border ? Ou vous comptez vous jeter sous un train ce soir ? Dans les deux cas, vous ne serez pas satisfait de vos volontés... Nos pouvoirs sont ce qu'ils sont. Rien ne sert de les haïr. Vous êtes ici pour apprendre à vivre avec eux... aussi pénibles et douloureux soient-ils !"

Elle se passa nerveusement la main dans les cheveux. Esther attendait juste qu'Alix se décide à lui sauter dessus !

"Vous vous détestez ? Apprenez à vous aimer ! Mais pour cela, je n'ai pas de remèdes miracles... Je veux bien vous aider mais il faut d'abord vous aider. Donnez moi, je vous prie, trois choses positives chez vous... Et je dis bien, positives. Je me fous du négatif. Limitez vous à répondre à cette simple requête"

L'énervement de l'israélienne la faisait trépigner sur place. Elle n'en pouvait plus. Il lui fallait de l'action. N'importe quoi qui lui ferait oublier qu'elle était en train d'analyser un cochon et un gothique romantique au milieu d'une flaque de boue...

"Très bien, je suis le mégot. Attrapez moi si vous le pouvez. Je ne me servirai ni de mon bras gauche, ni de mon bras droit"

Alixtide n'aimait pas le cours que prenait la discussion. La réflexion de Joachim sur le fait de se frapper soit même dérangeait fortement le Breton, qui refusait tout net l'idée d'avoir pu lui aussi succomber à une violence aussi pitoyable que celle du type égoïste. Aussi grimaça-t-il en guise de réponse au gothique. Et puis Esther aussi le contrariait, en mettant sur le même plan sa violence minable à lui et celle d'Allison la barbare. Et ce faux frère de Joachim qui ne venait pas.

"Heu mais la votre porp... proposition... AH ben c'est facile, purin. Vous voulez ... me déconcentrer pour me faire dire des trucs... avec la boue et tout ça... Pour me faire dire par exemple que ... que... Ben non purin ça ne ferait aucun différence pour le plaisir ou la multipilcation ! Mais non... mais... non c'est des voliences différentes, même pas des violences..."

Gargoyle embourbé dans sa bancale version de faits ne voyait pas poindre la répartie adéquate. Il commençait à voir nettement les murs de l'impasse dans laquelle il s'était jeté. Il s'essuya le visage plusieurs fois, mimant la nervosité d'Esther.

"Je croyais juste que vous vouliez vous laver ! Ou m'engueuler ou me remoircier ou autre... Alors vous me dites pareil mais non mais pourquoi encore moi ?? J'ai rien fait quasiment ! Pourquoi vous dîtes que j'aurai fait la même purin chose ?? Non hein... purin..."

Alixtide cherchait une sortie intellectuelle décente, mais la diversion de Joachim sur ses passions ne lui permit même pas d'en trouver. Au contraire, la supériorité de cette femme militaire-psychologue frappa le porcher, apaisant doucement son trouble intérieur. Il fut séduit par le ton énergique et directif qu'elle prenait pour parler à son camarade X-Rays, sa silhouette autoritaire, majestueuse devant le Joachim recroquevillé. Puis il ressentit chez elle cette pointe d'exaspération qu'il guettait et désirait tant chez ses interlocuteurs humains. Il perçut avec délice tous les gestes nerveux... excédés de l'Israélienne... ses intimidations impérieuses sous-jacentes, ses claquements de fouet.

Et la pluie nourrie imbibait dangereusement les draps et vêtements du Breton, lui agressait le visage et lui rappelait de froids souvenirs d'hydrokinésistes. Il frissonna.

Tout cela contribuait à le submerger et Alixtide ne souhaita plus que se soumettre à la volonté divine, maîtresse des éléments. Succomber à Esther Kofman, à toute femme de caractère personnifiant l'Ordre et la Charité. Il se souvint comme il était désagréable de recevoir des ordres d'un petit mâle gentil et mignon comme Lucas... alors qu'il était si bon de suivre aveuglément la voix trempée d'acier d'une femme de fer.

Alixtide déroula ses draps et les posa nonchalamment par dessus le mégot jeté à terre. Il adressa un sourire coupable et ronronnant à Esther. Le BOUM retentit sans qu'il n'y prête attention. Captaine Porko demanda donc pardon :

"Mais c'était rien Madame... je vous jure que je le referai... promis..."

Puis il passa sa langue sur ses dents noires et fonça sur Esther, épaule en avant, avec la technique et la conviction d'un pilier de rugby alliées à la grâce d'un Saint Bernard mouillé.

Joachim écouta d'une oreille inattentive la discussion entre Esther et Alixtide. Il repensait à Claire et au fait que s'il avait été blessé, de part sa réaction, il avait dû la blesser aussi. Il était trempé. Totalement. Son manteau s'écartant autour de ses jambes pour finir par s'étaler sur le sol l'encadrer et il sursauta losqu'Esther s'adressa à lui. Apprendre à s'aimer ? Sortir trois qualités ? Comme ça, sans avoir l'air prétentieux ni rien. Exercice compliqué. Surtout quand ibi considère comme des défauts certains trais que d'autres voient comme des qualités. Après un moment de réflexion qu'Alixtide utilisa pour répondre à Esther dans des mots que Joachim n'écoutait plus, il reprit la parole.

"Je dirais que je suis souriant, imaginatif et organisé." Il marqua une pause. "Ouais j'ai sûrement besoin d'un coup de main histoire de prendre un peu plus confiance en moi et en les gens j'imagine..."

Il semblait qu'avoir vécu dans la peur des autres pendant sept ans soit en fait plutôt un fardeau lorsqu'on voulait s'intégrer dans un semblant de société actuelle. Puis tout à coup retentit un grand "boum" venant de l'étage. Joachim sursauta un peu mais n'y prêta pas plus attention que ça. Il n'avait plus d'objet de valeur dans sa chambre qui puisse être détruit, tout y était passé dans la précédente explosion qu'avait connue l'aîle des garçons il y a peu et ce n'était pas du tout du même acabit. Néanmoins Alixtide s'excusa et fonça sur Esther. Joachim sourit en attendant la fin de cette action aussi belle que ce qu'Alistide pouvait avoir d'esthétique. Selon le sens "commun" du mot esthétique, pas le sien.

Les mains croisées dans le dos, comme une prisonnière attachée attendant son supplice, Esther écoutait avec une satisfaction non feinte la douloureuse prise de conscience du breton : ainsi, il venait de faire l'expérience que lui aussi était un tortionnaire en puissance ! C'était le début de la morale élémentaire, de la prise en compte de la nécessaire humanité d'autrui... Elle sourit comme une mère poule le ferait en contemplant l'œuf qu'elle viendrait de pondre : Esther avec trois bouts de ficelles pratiquait la maïeutique.

Après Lacan dans la boue, Socrate chez les porcs !

Le mot d'excuse d'Alixtide l'attendrit quelque peu. Elle se prit même à lâcher d'un air doucereux :

"Ce n'est rien Alix... Vous avez fait un grand pas en avant aujourd'hui : dorénavant vous n'utiliserez plus la violence qu'en dernier ressort, quand tout le reste a échoué ou quand il faut protéger un intérêt supérieur : à savoir la vie humaine... A votre âge, j'étais loin d'être aussi avancée..."

Joachim, quant à lui jouait également le jeu. Bref, tout allait comme sur des roulettes !

Cet instant de pur bonheur, celui qui fait rêver et espérer et qui met en lumière la pertinence d'un choix de carrière pourtant pas évident à la base, fut, malheureusement et définitivement, interrompu par...

Le pourceau qui percuta Esther d'un coup d'épaule. Son assise ayant été relâchée sous l'effet des dernières confidences et le terrain étant glissant, Esther chuta de la meilleure façon qu'elle put : décroisant les bras, restant souple sur les pattes arrières et faisant le dos rond, elle amortit la dégringolade. Néanmoins, elle était tout de même les quatre fers en l'air, dans la boue...

Restant dans cette position, interdite, son amour propre ayant pris un sacré coup de plomb dans l'aile, le visage éclaboussé de boue et sans faire le moindre mouvement, l'israélienne termina d'une voix fatiguée :

"C'est très bien Joachim... C'est très bien Alixtide..."

En fait, au fond d'elle, elle était furieuse de s'être laissée amollir... N'était elle plus une fière guerrière ? Ne méritait elle plus son nom de code d'Aleph ? Il fallait ajouter quelque chose, introduire une variante...

"Alixtide. C'était bien vu. La violence n'était pas excessive. L'action proportionnée. Vous avez gagné le droit... de faire de la lutte amicale avec moi dans la boue"

S'enfoncer pour mieux rebondir ?

Alixtide n'avait pas vraiment compris pourquoi Esther semblait si contente, mais le principal était qu'elle l'aimait au plus haut point. Au point de n'opposer aucune résistance à son assaut frontal. Alixtide passa donc tout droit une fois l'obstacle à terre, et faillit lui aussi glisser et se ramasser comme une crèpe. Heureusement son sens de l'équilibre l'emporta, et une fois stabilisé sur ses deux pieds il se retourna vers la prof, étalée dans la boue.

Le Breton se massa l'épaule avec un sourire satisfait. Voilà qu'elle le remerciait, Joachim et lui. Gargoyle adressa au X-Rays un regard perplexe et content.

"Oui la voilence était bien poportionné, pas trop excessive."

Répéta-t-il avec application tandis que son cerveau assimilait les dernières informations.

"C'est bien trois qualités que j'ai, moi, c'est d'être porportionnel et pas excessif, et amical. Oui vous avez purin raison. Donc j'ai gagné le mergot ?"

Trempé et bouseux, il reprit sa respiration, analysant la proposition de la prof. Il s'approcha d'elle, passa au dessus, et s'assit à califourchon sur les jambes d'Esther de manière à faire face à ses pieds. De là il attrapa le pied droit de ses deux mains souillées et huileuses. Il serra les genoux pour ne pas qu'Esther bouge. Son expérience pour immobiliser les truites pour la piqure du vétérinaire lui était très utile.

Il dit à la prof en levant le nez.

"Non ce que je vous avez besoin, c'est un massage des trentes, pour vous sentir bien tranquille. Vous passez trop de temps avec Allison ou autres... je vais vous faire reposer et vous n'avez qu'à fermer les yeux et respirez en glaise..."

Puis il siffla Joachim.

"Eh Jorchim ! Toi qui est ogranisé, souriant et autres, viens masser l'autre pied droit. Purin ! T'aura qu'à regarder comme je fais, pour avoir conrfiance."

Dit-il pour l'encourager. Et Alixtide entreprit, avec ses mains froides et terreuses, de badigeonner le bas des jambes d'Esther de boue en prélude à un massage ferme et énergique. Ça lui rappellerait quand il tâtait les cuisses des porcs de l'exploitation familiale...

Esther eut envie de pleurer : Alix avait décidé de pousser l'humiliation toujours plus loin ! Non seulement elle avait perdu contre lui mais en plus il fallait qu'elle supporte ses attentions qui venaient pourtant d'un bon sentiment...

L'israélienne se laissa faire quelques instants, trop abattue pour réagir autrement qu'en imaginant être ailleurs. Elle marmonna, suffoquant intérieurement sous l'effet de la honte :

"Oui, oui vous avez gagné le mégot..."

C'était si difficile d'entrer dans l'univers du porc ! Si contreignant, si dégradant... En dépit de toute la sympathie, de tout l'attachement qu'elle pouvait avoir pour son élève, elle ne pouvait que le respecter : pas le comprendre.

Mais Esther était une battante... Elle essaierait à nouveau. Encore et encore, jusqu'à réussir à pénétrer son monde. Et réparer ce qui est réparable. Comprendre ses éventuelles souffrances intérieures. Usiner sa machine délirante et faire que tout aille pour le mieux dans la meilleure des porcheries...

Et pour cela, elle devrait être plus forte que tout : devenir elle même une affreuse dégueulasse. Quitte à pourrir tous ses vêtements.

Mais pas aujourd'hui.

Esther se dégagea sans trop de difficultés des pattes d'Alix. Elle était tout de même entraînée ! Et si son ancienne vie de militaire lui paraissait d'autant plus éloignée qu'elle était en train de se faire triturer les pieds par un gamin touchant mais simplet, l'israélienne n'en demeurait pas moins une guerrière.

Se remettant difficilement de son humiliation et sur ses pattes, elle termina à l'attention d'Alix :

"C'est très gentil comme attention. Merci beaucoup. Vous êtes si prévenant. Mais maintenant, il faut que vous vous détendiez. Nous nous reparlerons bien assez tôt... N'abusons pas des bonnes choses !"

Et elle fila la tête haute en direction de la douche la plus proche...

Saut temporel