- InvitéInvité
Faux départ
Mer 26 Aoû 2009 - 19:26
Il paraît que l'aventure, et les voyages par extension, c'est un peu comme les cacahuètes : une fois qu'on a commencé, c'est super dur de s'arrêter. Sauf que les sachets pour l'apéro, on en voit le fond. Alors que la Terre, on n'en fait jamais exactement le tour. Pas le temps. Trop de lieux, et une vie trop courte. Certains choisissent de la passer en un seul et même endroit, par choix (je ne juge pas les contraintes), et c'est du gâchis. Imaginez, vous entrez au Louvre, et vous ressortez après avoir vu une seule statue, et ben vous donnez l'impression d'avoir gaspillé votre billet.
Je dis pas que c'est facile de sortir d'un chemin tout tracé, en particulier quand comme moi on a une autoroute qui mène du berceau, à Munich, jusqu'au caveau familial, en s'autorisant deux ou trois destinations alternatives, toujours les mêmes (Gstaad, Monte-Carlo...vous voyez le tableau).
Jugez plutôt : à l'état-civil bavarois, j'émarge comme Gustav-Friedrich von Willau-Kerstein. Et je vous épargne les deuxième, troisième et ixième prénoms qui vous permettent de reconstituer mon arbre généalogique jusqu'au milieu du Moyen-Âge. Notez que ça pourrait être du vent, un bel emballage pour du produit bas de gamme, mais non, avec le patronyme à enluminures, j'avais la cuiller d'argent dans la bouche, ainsi que le service pour douze couverts complets. Des appartements à plus savoir qu'en faire, des manoirs comme s'il en pleuvait, assez de voitures de luxe pour monter un salon de l'auto pirate, des majordomes, des femmes de chambre, et évidemment assez de pognon pour nourrir un pays du Tiers-Monde. Père - oui, chez les von Willau-Kerstein, on n'utilise pas des termes aussi familiers que "Papa", ça fait prolo - était un très, très haut responsable d'une petite entreprise munichoise avec trois initiales, pas très connue, qui avait remarquablement prospéré avec le STO pendant la guerre de 39-45. Ce qu'il était rigoureusement interdit de dire à la maison, car les von Willau-Kerstein ne sont pas d'honteux profiteurs ayant sympathisé avec un régime psychopathe.
En clair, si je faisais n'importe quoi de mes études, je serais devenu un puissant financier, sans doute rentier sur les bords. Si je réussissais au sens où l'entendait ma famille, j'aurais certainement pris la tête d'une multinationale, ce qui m'aurait garanti un salaire à neuf ou dix chiffres les années de récession. Deux voies qui ne concordaient pas avec MA vision de l’existence. Surtout après avoir assisté à la folie de 68, où j’ai pigé que je n’avais pas la moindre envie de devenir requin en costard. J’avais une dizaine d’années à l’époque, mais ça marque, malgré les remarques disons « acerbes » des gens de mon milieu sur ces, je cite, branleurs, fainéants, communistes (ou bolchéviques suivant l’âge du locuteur), cette lie du peuple, bref, ces parasites qui ne rêvent que de voler l’argent des honnêtes patriotes.
Enfin…à dix piges, j’avais pas la force pour monter un réseau de résistance à la connerie embourgeoisée, et encore moins les relations pour. Vous n’imaginiez tout de même pas que j’allais à l’école publique ? Pour tomber sur une institutrice pro-soviétique, à tous les coups…après tout, "les profs sont tous des fainéants". Donc j’ai attendu dans mon coin qu’une opportunité se présente. J’ai attendu longtemps. Les incitations à la débauche ne courent pas les collèges catholiques.
Finalement, c’est venu par un camarade – copieusement méprisé car ses parents venaient le chercher dans une vieille Cox – qui a décidé d’arrondir ses fins de mois en revendant de l’herbe qui fait sourire. Je suis entré à fond dans son jeu, et même les gosses des plus riches pontes politiques se sont mis à consommer sur notre provision. Evidemment, on a fini par se faire choper, avec notre subtilité d’ados boutonneux. Mais c’était un peu ce que je voulais : montrer que moi, Fred, je n’entrais pas dans le moule.
Ce fut un douloureux échec. Père se pointa au commissariat, le racheta presque, et pour le sermon imprécateur par un bedonnant policier, je fus marron. La seule conséquence qu’eut ma brève carrière de vilain dealer fut une diminution de mon argent de poche, toujours proche du minimum salarial en RFA.
Là, je pouvais persister bêtement dans cette voie, devenir gangster, violeur, tueur en série, trafiquant d’armes, mais j’avais pas l’âme suffisamment noire pour ça. En plus, les gros bonnets de la drogue ressemblent parfois à s’y méprendre à mes oncles, si ce n’est qu’ils ont des gardes du corps efficaces. Donc niet. Autre possibilité : ronger mon frein déjà bien entamé, et utiliser un des rares avantages appréciables dans ma situation – le pèze – pour me barrer comme un voleur.
J’ai un peu attendu, parce qu’un Indiana Jones de 14 ans, ça ne faisait pas sérieux. Mais je me suis préparé, j’ai fait du sport, j’ai lu des tas de bouquins sur le monde et ses mystères jusqu’à en avoir la tête prête à exploser. Et puis j’ai eu dix-huit ans. Une grande fête a été organisée à la maison, regroupant environ 7% du PIB allemand, selon mes estimations. Pendant que les bonnes s’activaient, que mes parents cherchaient quel modèle de Porsche me ferait le plus plaisir, et que les smokings à quatre plaques sortaient de la penderie, moi, je me barrais discrètement avec suffisamment de monnaie pour m’offrir un billet d’avion. Pour n’importe où. Et je devenais officieusement Fred Karstein, en attendant de me payer des papiers qui l’attesteraient.
De toute façon, il était impossible qu’on prenne au sérieux un Gustav, même à l’étranger.
Je dis pas que c'est facile de sortir d'un chemin tout tracé, en particulier quand comme moi on a une autoroute qui mène du berceau, à Munich, jusqu'au caveau familial, en s'autorisant deux ou trois destinations alternatives, toujours les mêmes (Gstaad, Monte-Carlo...vous voyez le tableau).
Jugez plutôt : à l'état-civil bavarois, j'émarge comme Gustav-Friedrich von Willau-Kerstein. Et je vous épargne les deuxième, troisième et ixième prénoms qui vous permettent de reconstituer mon arbre généalogique jusqu'au milieu du Moyen-Âge. Notez que ça pourrait être du vent, un bel emballage pour du produit bas de gamme, mais non, avec le patronyme à enluminures, j'avais la cuiller d'argent dans la bouche, ainsi que le service pour douze couverts complets. Des appartements à plus savoir qu'en faire, des manoirs comme s'il en pleuvait, assez de voitures de luxe pour monter un salon de l'auto pirate, des majordomes, des femmes de chambre, et évidemment assez de pognon pour nourrir un pays du Tiers-Monde. Père - oui, chez les von Willau-Kerstein, on n'utilise pas des termes aussi familiers que "Papa", ça fait prolo - était un très, très haut responsable d'une petite entreprise munichoise avec trois initiales, pas très connue, qui avait remarquablement prospéré avec le STO pendant la guerre de 39-45. Ce qu'il était rigoureusement interdit de dire à la maison, car les von Willau-Kerstein ne sont pas d'honteux profiteurs ayant sympathisé avec un régime psychopathe.
En clair, si je faisais n'importe quoi de mes études, je serais devenu un puissant financier, sans doute rentier sur les bords. Si je réussissais au sens où l'entendait ma famille, j'aurais certainement pris la tête d'une multinationale, ce qui m'aurait garanti un salaire à neuf ou dix chiffres les années de récession. Deux voies qui ne concordaient pas avec MA vision de l’existence. Surtout après avoir assisté à la folie de 68, où j’ai pigé que je n’avais pas la moindre envie de devenir requin en costard. J’avais une dizaine d’années à l’époque, mais ça marque, malgré les remarques disons « acerbes » des gens de mon milieu sur ces, je cite, branleurs, fainéants, communistes (ou bolchéviques suivant l’âge du locuteur), cette lie du peuple, bref, ces parasites qui ne rêvent que de voler l’argent des honnêtes patriotes.
Enfin…à dix piges, j’avais pas la force pour monter un réseau de résistance à la connerie embourgeoisée, et encore moins les relations pour. Vous n’imaginiez tout de même pas que j’allais à l’école publique ? Pour tomber sur une institutrice pro-soviétique, à tous les coups…après tout, "les profs sont tous des fainéants". Donc j’ai attendu dans mon coin qu’une opportunité se présente. J’ai attendu longtemps. Les incitations à la débauche ne courent pas les collèges catholiques.
Finalement, c’est venu par un camarade – copieusement méprisé car ses parents venaient le chercher dans une vieille Cox – qui a décidé d’arrondir ses fins de mois en revendant de l’herbe qui fait sourire. Je suis entré à fond dans son jeu, et même les gosses des plus riches pontes politiques se sont mis à consommer sur notre provision. Evidemment, on a fini par se faire choper, avec notre subtilité d’ados boutonneux. Mais c’était un peu ce que je voulais : montrer que moi, Fred, je n’entrais pas dans le moule.
Ce fut un douloureux échec. Père se pointa au commissariat, le racheta presque, et pour le sermon imprécateur par un bedonnant policier, je fus marron. La seule conséquence qu’eut ma brève carrière de vilain dealer fut une diminution de mon argent de poche, toujours proche du minimum salarial en RFA.
Là, je pouvais persister bêtement dans cette voie, devenir gangster, violeur, tueur en série, trafiquant d’armes, mais j’avais pas l’âme suffisamment noire pour ça. En plus, les gros bonnets de la drogue ressemblent parfois à s’y méprendre à mes oncles, si ce n’est qu’ils ont des gardes du corps efficaces. Donc niet. Autre possibilité : ronger mon frein déjà bien entamé, et utiliser un des rares avantages appréciables dans ma situation – le pèze – pour me barrer comme un voleur.
J’ai un peu attendu, parce qu’un Indiana Jones de 14 ans, ça ne faisait pas sérieux. Mais je me suis préparé, j’ai fait du sport, j’ai lu des tas de bouquins sur le monde et ses mystères jusqu’à en avoir la tête prête à exploser. Et puis j’ai eu dix-huit ans. Une grande fête a été organisée à la maison, regroupant environ 7% du PIB allemand, selon mes estimations. Pendant que les bonnes s’activaient, que mes parents cherchaient quel modèle de Porsche me ferait le plus plaisir, et que les smokings à quatre plaques sortaient de la penderie, moi, je me barrais discrètement avec suffisamment de monnaie pour m’offrir un billet d’avion. Pour n’importe où. Et je devenais officieusement Fred Karstein, en attendant de me payer des papiers qui l’attesteraient.
De toute façon, il était impossible qu’on prenne au sérieux un Gustav, même à l’étranger.
- InvitéInvité
Re: Faux départ
Jeu 27 Aoû 2009 - 19:15
Le premier atterrissage que vécut Fred Karstein - ou moi, pour les intimes - fut quelque peu mouvementé. J'avais choisi mon vol grâce à une méthode qui avait fait ses preuves, celle de "la punaise sur la mappemonde", et le sort m'avait conduit à Bamako, Mali, sud du Sahara, moyenne de température entre 30 et 50° selon les saisons. Surtout, l'aéroport était desservi par une compagnie qui semblait vouloir être la synthèse de tout ce qui se fait de pire en matière de vols commerciaux, excepté en ce qui concerne le charme des hôtesses. Nourriture immangeable, propreté absente, sièges qui semblaient avoir été récupérés d'un bombardier américain ayant participé au D-Day...et pilote douteux. Il s'est avéré après coup qu'il "fêtait" le divorce d'avec sa femme à cette époque, et que le seul ami avec lequel il avait pu partager ses sentiments se nommait Dry. Non, pas Martini, Rhum. Autrement plus dévastateur.
Ce brave homme, je le critique, et pourtant il ne commit qu'une erreur. Sa trajectoire était impeccable, les conditions atmosphériques excellentes, il n'avait pas manqué de prévenir la tour de contrôle, ni d'amorcer sa descente, ni de demander aux passagers d'attacher leur ceinture. En fait, il avait juste omis de sortir le train d'atterrissage, ce dont il ne se rendit compte qu'à quelques dizaines de mètres de l'asphalte.
Je vous passe les détails, les secousses lorsque le train avant céda après s'être lentement mais sûrement plié en deux, la carlingue qui se met à tourner et ne s'arrête qu'après avoir explosé les vitres de l'unique terminal d'embarquement de l'aéroport. Toujours est-il que pour la première fois, je me suis senti vivant. Et heureux de l'être toujours, ça va de soi.
Suite à cette légère maladresse, il n'y eut plus de vols durant dix jours, le temps de réparer les dégâts. Ce qui n'eut aucune conséquence pour moi, puisque j'étais résolu à voyager. Je ne savais ni où, ni comment, mais je voulais le faire, c'était certain. J'ai choisi comme première direction le Nord, parce que je voulais voir du vrai sable, pas celui de la côte d'Azur, et que le Sahara me semblait un lieu séduisant, allez savoir pourquoi.
Au moment où je vous parle on était en...attendez...1976. Je dis ça parce que sans faire mon prétentieux, si je m'attardais sur les détails de mon existence, on en aurait pour des pages et des pages pas forcément toujours intéressantes. Tenez, par exemple, y'a un pays qui m'a vachement déçu, c'est le Brésil. Des plages, de la forêt et de la misère. J'y suis pas resté très longtemps, vu qu'il se passait rien, et qu'après avoir vu Copacabana et fait un petit roadtrip dans la forêt amazonienne, j'ai eu peur de tourner en rond. S'il y'a des fans de ce pays, faites-moi signe, j'aimerais vraiment en avoir une bonne opinion.
Du coup, jusqu'à ma première visite aux USA qui a finalement été le deuxième tournant dans ma vie, et qui a eu lieu en 1995, je vais faire court, genre fiche touristique abrégée. Si vous voulez des informations, y'a des guides verts dans tous les magasins.
Ce brave homme, je le critique, et pourtant il ne commit qu'une erreur. Sa trajectoire était impeccable, les conditions atmosphériques excellentes, il n'avait pas manqué de prévenir la tour de contrôle, ni d'amorcer sa descente, ni de demander aux passagers d'attacher leur ceinture. En fait, il avait juste omis de sortir le train d'atterrissage, ce dont il ne se rendit compte qu'à quelques dizaines de mètres de l'asphalte.
Je vous passe les détails, les secousses lorsque le train avant céda après s'être lentement mais sûrement plié en deux, la carlingue qui se met à tourner et ne s'arrête qu'après avoir explosé les vitres de l'unique terminal d'embarquement de l'aéroport. Toujours est-il que pour la première fois, je me suis senti vivant. Et heureux de l'être toujours, ça va de soi.
Suite à cette légère maladresse, il n'y eut plus de vols durant dix jours, le temps de réparer les dégâts. Ce qui n'eut aucune conséquence pour moi, puisque j'étais résolu à voyager. Je ne savais ni où, ni comment, mais je voulais le faire, c'était certain. J'ai choisi comme première direction le Nord, parce que je voulais voir du vrai sable, pas celui de la côte d'Azur, et que le Sahara me semblait un lieu séduisant, allez savoir pourquoi.
Au moment où je vous parle on était en...attendez...1976. Je dis ça parce que sans faire mon prétentieux, si je m'attardais sur les détails de mon existence, on en aurait pour des pages et des pages pas forcément toujours intéressantes. Tenez, par exemple, y'a un pays qui m'a vachement déçu, c'est le Brésil. Des plages, de la forêt et de la misère. J'y suis pas resté très longtemps, vu qu'il se passait rien, et qu'après avoir vu Copacabana et fait un petit roadtrip dans la forêt amazonienne, j'ai eu peur de tourner en rond. S'il y'a des fans de ce pays, faites-moi signe, j'aimerais vraiment en avoir une bonne opinion.
Du coup, jusqu'à ma première visite aux USA qui a finalement été le deuxième tournant dans ma vie, et qui a eu lieu en 1995, je vais faire court, genre fiche touristique abrégée. Si vous voulez des informations, y'a des guides verts dans tous les magasins.
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