Chez valérie

Chambre de Jason et Jeremiah

C’est avec une appréhension et la tête remplie de souvenirs que Jason s’approchait du café. La dernière fois qu’il y était venu, c’était pour une interview d’Arthur, juste avant l’enlèvement de Cassandre. L’endroit n’avait pas changé, et c’est avec un sourire que Jason reluqua tous les gâteaux présentés en vitrine. Il entra, faisant tinter des cloches, et souris au garçon qui l’accueillis. « on devrait être deux, merci », dit il, en s’installant. Inconsciemment, il s’était assis au même endroit que la dernière fois, et il avait même commandé la même chose. Thé vert au gingembre, et macarons. IL pianotait nerveusement, les mains enroulées autour de sa tasse, pour se réchauffer, pour se donner une contenance. Il guettait le moindre individu qui pourrait venir, espérait à chaque tintement voir une tête blonde, et avalait par petite gorgées le délicieux thé, espérant par on ne sait quel miracle une issue heureuse à cette entrevue.

Alors que les minutes s’égrenaient, Jason était de plus en plus angoissé. Comme lorsqu’il devait présenter son travail de fin d’année pour pouvoir continuer ses études. Ou comme... comme... à un premier rendez vous. Soudain, l’idée le frappa comme une gifle. Il n’avait pas eut de premier rendez vous. Jamais. Tout s’était si vite passé. A la soirée de l’institut, il avait abordé Luther, et a partir du moment où le Québécois lui avait parlé, tout le reste était passé dans une autre réalité. Ici, il n’y avait plus rien d’autre que son sourire, et ses yeux si bleus… Les jours passaient, et les nuits, surtout. Et Jason était écartelé entre ses désirs enfin satisfait, de son corps, et ceux, toujours en friche de son cœur. La chair était forte, puissante, souveraine, et lui dictait sa loi depuis longtemps, toutes ses années passées en frustration, à ne pas oser, à ne pas se livrer. Il lui appartenait, entièrement. Mais comme les vagues sur une falaise, son cœur émoussait petit à petit ce bonheur inscrit dans sa peau. Il avait mal. Mal de ne pas lire la réciproque dans les yeux du blond, mal de ne recevoir aucune attention de sa part à part des allumages en règles. Ce n’était pas tout à fait vrai, bien sur, il se souvenait notamment d’avoir pu compter sur ses bras lorsqu’il était dépité après l’enlèvement de sahari, mais c’était plus apparenté à de la pitié, pas à de l’amour, pas vrai ?

Soudain le tintement familier retentit, et il vit celui qui représentait à peu près tout pour lui, arriver avec une allure soignée, et le désir en lui monta, puissant, sauvage, indomptable. Alors le coup de poignard s’enfonça vicieusement dans sa poitrine, et il eut en face de lui la source de son plus grand bonheur de ces derniers mois, et de sa plus grande peine aussi. Il en avait assez de faire semblant que tout allait bien, que rien n’était grave. Assez de tenter d’absorber la chaleur du corps de son amant pour se réchauffer, alors que tout devenait si froid en lui…
« merci d’être venu, Luther… je.. savais pas si tu viendrais... » Soupir… ce n’était pas le bon angle, il fallait absolument évacuer toute trace d’amertume dans ses propos... « je… on est bizarre, en ce moment, nous deux.. Enfin peut être que c’est que moi… depuis le début, c’est que moi qui suis bizarre, surement… » Il s’interrompit alors que le serveur apportait la suite. Il restait à regarder les yeux de Luther, complètement perdu, avalant sa salive, une grosse boule de peine et d’angoisse coincée au fond de la gorge.

« C’est un lieu spécial. Un peu comme hors du temps. C’est ce que j’avais demandé que tu fasses, le soir de notre rencontre, que tu arrêtes le temps. Et tu l’a fais. Alors je sais que t’aime pas entendre tout ça... Que tu te fiches de ces conneries, de l’amour… j’veux dire… » Il haussa les épaules, et soupira encore. « je peux plus... notre jeu… je m’endors contre toi, dans une plénitude de la chair, et mon cœur se flétris. Je me noie, comme une carpe hors de l’eau, alors que tu prends toute l’eau et que tu la jettes dans les chiottes, avec les références à tes amants… Je passe pour le plus grand niais que l’histoire est connue à l’institut, affichant mon sourire à tout le monde, et sachant que ça passe pour de la naïveté. Et tout ça je m’en fiche, parce que ça me permet de te toucher, de t’embrasser, te sentir le goût de cuivre de ta peau, de me remplir les narines de l’odeur de tes cheveux, quand tu as trainé au soleil… Mais je peux plus … j’ai trop mal… ».

Il s’arrêta quelques secondes, pour raffermir sa voix, et ses intentions.
« J’avais préparé un parcours, pour toi, dans le cube. Pour te dire à quel point tu comptais… Je n’ai même pas amené le texte, je le connais par cœur… Je voulais te dire… Que j’aime que tu râles, que tu aies le nez qui coule quand il fait 25 degré, que tu mettes une heure et demi pour te préparer quand tu dois aller faire du sport dans le jardin de l’institut, j’aime la petite ride que tu as la, quand tu me regardes comme si j’étais dingue. J’aime qu’après avoir passé la journée avec toi, j’ai les vêtements imprégnés de ton odeur et j’adore que tu sois la dernière personne avec qui j’ai envie de parler avant de m’endormir. Et ce n’est pas parce que j’étais seul, et que c’était la fête à l’institut que j’ai fais le voyage vers lutherland. Et ce n’est pas parce que je veux tirer un trait sur tout ça. Si je suis la aujourd’hui, devant toi, c’est parceque quand on se rend compte qu’on veut passer le reste de ses jours avec quelqu’un, il faut lui dire, aussi souvent que possible, surtout quand on n’est pas sur d’avoir encore beaucoup de jours à vivre. Mais je sais aussi que de ton côté tu veux juste t’amuser… Alors je sais pas.. je suis paumé, luther… »

il baissa les yeux, incapables de soutenir son regard plus longtemps. Ses mains tremblaient, et il plongea dans sa tasse, pour faire diversion.

Luther s'était remarquablement concentré sur la carte, ses sourcils se fronçant au fur et à mesure de la lecture, et des paroles de Jason. Il reposa enfin sagement la carte à sa place, et croisa les mains d'un air contrarié.

"Je suis ravi de constater que la persistance avec laquelle j'éprouve l'envie et le besoin de te retrouver après des journées de merde -et je ne parle même pas de celles où on cherche à me tuer- est uniquement interprété de ta part comme un trait de caractère qui serait celui d'un insatiable crevard."

Au serveur qui venait, Luther adressa son plus charmant sourire, et demanda un thé earl grey avec une part de fondant au chocolat. Une fois celui-ci parti, Luther enchaîna.

"Merci pour les compliments, tout de même. Je suis pas du genre à m'étendre sur les choses, mais des fois, y'a des actions qui parlent d'elles-même."

Il avait tout de même l'air contrarié.

C’était sans doute la plus longue tirade que Jason aie jamais faite à Luther. A personne en fait. La réaction du blond ne se fit pas trop attendre, et Jason pris un air d’incompréhension totale, les sourcils froncés et arqués, ce qui aurait pu être comique sans l’air totalement perdu de l’irlandais.

« Je t’ai jamais traité de crevard, Luther. Ça me va, à moi aussi, de pas forcément se voir tout le temps, je ne veux pas te phagocyter, ni entraver ta liberté. Seulement, même si j’ai jamais pris autant mon pied, et même si je me suis jamais sentis autant vivant que quand je m’endors près de toi, oui, j’interprète ça comme des envies sexuelles, très agréables, mais sans engagement aucun. Je compte pas essayer de te changer, parce que c’est de toi dont je suis amoureux, mais je dis juste que ça ne me conviens pas, parce que j’ai pas de marques d’affections, de.. D’amour… J’entends bien les commentaires, dans mon dos, sur mon côté niais, naïf, nunuche…Et sans doute que mon passé fait que je prend plus mal que d’autres lorsque tu me charries sur tes possibles conquêtes et sur les allusions à notre « couple libre ». Et tu veux que je te dise, ça m’est égal. Mais toute ma part sombre remonte, je le sens bien. Et je me glace, au-dedans, et je ne trouve pas de signe, nulle part, que ça va passer, que je peux partager autre chose que des rapports charnels… Je sais que ça a l’air de reproches, mais ça n’en est pas. C’est des angoisses, c’est un appel au secours. Je sais plus vers qui me tourner. J’ai l’impression qu’à chaque fois que je te fais une déclaration, ça te gênes plus qu’autre chose. Tu es le premier avec qui j’ai eut envie de faire le premier pas… J’ai aucune expérience, avant ça… Alors je te le demande franchement, tu penses quoi de notre relation, tu penses quoi de nous ? de… de moi ? »

Jason releva la tête. Il avait entendu au loin des sirènes de police, et il sentait confusément qu’il y avait de l’agitation, mais tout semblait calme, dans le café. Et puis il luttait contre son propre chaos interne.

Tout en écoutant Jason, Luther attaqua son fondant au chocolat de la pointe de sa cuiller, et en mangea quasiment la moitié avec voracité.
Il se versa finalement son thé, qui était manifestement trop infusé, puis répondit à Jason.

"Je pense qu'on devrait venir ici plus souvent. Le gâteau est délicieux.

Tu vois, chu sûr que les gens ici, y'a jamais personne ou presque qui le leur dit. Mais en même temps, chu aussi sûr que de voir qu'il y a des clients réguliers qui reviennent, ça doit leur faire plaisir.

Moi c'est pareil. Je fais pas des grands discours, je placote pas. Si je capote et que ça va, je fais, et si ça me plait pas, je fais pas. Faque, le fait que je sois venu là, et que je vienne tout le temps te voir, c'est pas juste parce que j'ai les gosses qui me démangent, mais ptet aussi parce que je capote quand je suis avec toi, et que ça me plait. Et quand ça me plait, je fais, et je continue tant que ça me plaît.

Faque, les aut's là qui te disent des niaiseries, fuck off. Pis si t'as des angoisses, come on, et on arrangera ça.

C'est tout, c'est juste simple de même."

Il regarda son thé d'un air circonspect, souffla dessus, puis en but une gorgée avant de faire la grimace, et de s'exclamer.

"Câline ! C'donc ben amer !"

Il s'empressa alors de mettre cinq sucres dans la tasse, et une bonne dizaine dans la théière.

Jason resta un long moment les sourcils froncés, écoutant Luther, se mordillant le pouce, évitant son regard. De la part du blond, c’est ce qui se rapprochait le plus d’une déclaration depuis leur entrevue. Finalement il avait eut raison de l’inviter à venir ici. Et Luther s’était même fait une beauté avant, preuve qu’il tenait un peu à lui… Il poussa un long soupir, touillant son thé et se permit même un sourire avec le regard pétillant en regardant le québécois se débattre avec sa théière et son gâteau.

« Ouais, je sais bien… le plus curieux, c’est que quand je vivais en Irlande, et que je devais trouver le moyen de me débrouiller, j’en avais rien à foutre de ce que les autres disaient. J’ai posé à poil, j’ai fais des tableaux porno, j’ai supporté les avances de salopards, tout ça, ça glissait sur moi… mais la… c’est que je tiens vraiment à toi tu comprends ? jveux dire… en fait, en disant ça sur moi, c’est comme si on te rabaissais, toi. Et je supporte pas. Parce que ça veut dire qu’on essaie même pas de voir qu’il y a un diamant derrière ta face de dragueur » il sourit… et le regarda dans les yeux. « ça me fait presque peur, ce que je ressens quand je te vois. J’ai envie de te sauter dessus, la, tout de suite. J’ai envie de t’embrasser, de fusionner avec toi. J’ai ressentis ça pour une seule personne, avant toi, et elle est morte. Je crois que ça remonte à la surface, aussi ». Il baissa les yeux, touillant encore son thé de façon totalement inutile. « et toutes ses merdes, luther… sahari, ma prestation en tant que chef complètement nulle… Amelie… toutes ses merdes, luther… » Il passa sa main sur ses yeux, très fatigué, tout d’un coup… « quand je suis arrivé ici, j’étais fasciné, enthousiaste. Je me disai qu’enfin j’allais pouvoir faire quelque chose de ma vie. Et puis je t’ai rencontré, et c’était encore plus fort que tout… Mais depuis un p’tit moment, j’ai l’impression que tout tourne en jus de boudin. Le nombre de salopards qui mangent sur notre dos. J’en ai marre d’être gentil, d’être un brave petit soldat. J’ai envie d’écraser quelques pifs et que ça fasse mal. »

Il ponctua sa dernière phrase en tapant sa paume droite de son poing gauche. Tout son corps était tremblant, comme une cocotte minute sur le point d’exploser… « je suis déjà passé par ça, et j’ai peur de t’imposer ça… regarde, même mon pouvoir change, je sais très bien que ça vient de moi, et pourtant j’arrive pas à corriger ». Pour ne pas se faire trop remarquer, Jason matérialisa un simple cube, près de la main de Luther. Mais alors qu’habituellement, ses matérialisations étaient un mélange de blanc luminescent et de noir, celle-ci était essentiellement constituée d’encre noire, avec quelques éclats blancs… L’irlandais fixa sa matérialisation d’un œil sombre, une larme ne tardant pas à couler de son œil droit, sans qu’il s’en rende compte…

"Quoi ?!", s'exclama Luther, avant de continuer sur un ton plus bas pour ne pas attirer l'attention. Il avait l'air passablement contrarié. "Tu as fait des photos cochonnes ?!


Et tu ne me les as même pas montrées ?!", sa ride de contrariété s'était muée en son habituel air moqueur et rieur, qui s'estompèrent rapidement pour un air plus sérieux et posé.
Il but sa tasse de thé en grimaçant, tout en écoutant Jason.

Quand celui-ci eut fini et fait sa démonstration, Luther se contenta de lui prendre la main et de lui dire.

"Mélange pas tout... Tsé, y'a des barouettes de schnoute qui nous attendent là-dehors, pis y'en a juste trop pour qu'on s'en sorte à nous tout seuls. Sûr que sacrer des claques, ça soulagerait pas pire pas mal, mais bon... Y'a un temps pour tout aussi. Tsé, moi aussi chu pas un si bon chef que ça, mais après, kessa change ?"

Il serra la main de Jason, le regardant d'un air concentré.

"Chu juste Luther, chu pas là pour faire la guerre ou je ne sais pas trop quoi de même. Mais quand y'a des claques à sacrer, je veux pas être le dernier à le faire, parce que papy Pollender, il dit toujours que c'est pas les mauvais gens qui détruiront le monde, mais tout cte calique de gang de niaiseux qui regardent et s'en côlissent.

Mais en attendant, chu juste Luther, pis t'es juste Jason, et on a aussi d'autres choses full ben mieux que ça à faire dans notre vie que de s'en faire pour de l'armée, des missions, ou tout ce qu'on aurait pu ou du faire. So... Goûte juste le plaisir d'être là à boire du thé pas bon, et manger des gâteaux bons, avec une personne de qualité."

Un dernier sourire là-dessus, et il acheva son gâteau.

A l’exclamation de Luther, Jason faillit sursauter. Sacré québécois ! il eut un éclat de rire pour accompagner la fausse offuscation du blondinet. « Ouais… va falloir qu’on rattrape ça pas vrai ? Je suppose que ça se trouve encore sur l’opnet… ».

Soudain les doigts de Luther enlacèrent les siens, et tout cessa de tanguer autour de lui. En cet instant précis, le bateau ne coulait plus, les sons n’existaient plus, en dehors du café ou ils étaient. Le truc qui comptait vraiment, la, maintenant, tout de suite, c’est que son blond était la, et que c’était du concret, pas des spéculations. Arrimé à sa main comme à sa dernière bouée de sauvetage, Jason lui fit un regard reconnaissant.

« T’es juste Luther, ouais… Et c’est sacrément pas mal déjà, pas vrai ? » Il pencha la tête de côté, pour mieux appréhender l’énigme vivante face à lui. « Tu m’emmèneras ? Voir ton pays ? Moi je t’emmènerai bien en Irlande, mais… » Il haussa les épaules « ya plus personne qui vaille la peine, la bas… Mais c’est pas grave, parce que ya certaines périodes de l’année, c’est vraiment magnifique. Et on pourrait se baigner dans des rivières que je connais, à poil » il rougit légèrement. Il lui pressa la main à son tour. Et posa sa main sur la joue de Luther, savourant la texture de la peau, de la barbe naissante, caressant avec le pouce la lèvre inférieure du blond, ramassant au passage un peu de chocolat, et léchant ensuite le pouce de façon gourmande. « Tu as une idée sur ce qu’on pourrait faire de bien plus important que de sauver le monde ? » lui fit-il, les yeux pétillants.

Il se leva alors, et alla régler pour lui et Luther, le regardant de loin, espérant que tout ça éclairait d’un nouveau jour ce qu’il vivait, et ce qu’il devenait. Mais le désir d’en découdre était encore bien vivace, comme une brulure d’estomac, et Jason savait que tôt ou tard, il devrait se défouler…

saut temporel