[Norvège] Du bois debout au débat d'en bas...

Le but était noble. Plus que cela il était essentiel. Il touchait au symbole, le maintien d'une identité norvégienne dans un monde qui tendait vers l'uniformisation culturelle. Et la restauration de l'église en bois debout de Borgund constituait visiblement pour sa mère la pierre angulaire de la préservation de la culture norvégienne.

Harald poussa un soupir tandis qu'il regardait sans le voir le paysage uniformément blanc au travers de la vitre de la petite voiture électrique familiale.

"Oh! Arrête un peu ton cinéma, Harald! Je ne te comprends pas, tu devrais être content que l'on s'investisse dans la restauration de cette église, toi qui t'intéresse tant à notre histoire."

Harald la regarda d'un air maussade, sans rien dire. Bien sûr que cela l'intéressait, bien sûr que c'était une bonne action même si elle en grossissait sans nul doute l'importance. Par contre, faire du porte à porte la sebile à la main ne l'enchentait guère. Il avait l'impression de mendier. Extorquer aurait été un terme plus approprié en fait, car tout le monde se connaissait dans ce petit coin de Norvège, et refuser l'aumône pour la sauvegarde du patrimoine aurait été très mal vu. Et grâce à sa mère cela se serait très vite su. Erika Brattbakk ne badine pas avec la charité chrétienne.

Erika détourna son attention quelques secondes de la route pour adresser un sourire chaleureux, presque timide à son fils :
"En plus cela fait bien longtemps qu'on n'a pas partagé de moments rien que tous les deux".

Harald n'eut pas le coeur à lui refuser un sourire.

***

Harald ajusta son bonnet tandis qu'il examinait l'église en bois debout. Cette dernière était vraiment magnifique, construite suivant les anciens codes norvégiens. De véritables tronçons d'arbre placés à la verticale constituaient les murs de l'édifice. Les toits en tuile de bois comme des écailles rappelaient l'échine d'un reptile. Des têtes de dragons sur les faites crachaient leurs péchés vers le ciel. L'esthétique était âpre et délicate à la fois, un peu comme un aède parmi les vikings. L'église ressemblait d'ailleurs à un drakkar. Comment pouvait-on prier Dieu et non Odin là-dedans? D'autant plus, Harald le savait, qu'il faisait très sombre à l'intérieur.

Harald constata que les gargouilles reptiliennes étaient abimées. En effet sous la fine pellicule de neige, les sculptures s'effritaient, le bois était vermoulu. Le jeune homme eut une envie soudaine, il avait envie d'user de ses talents pour réparer l'église. Ce serait plus rapide, moins gênant pour tout le monde, et en plus ce serait une expérience enrichissante. Comme sa mère s'était éloignée en direction des habitations, il pourrait s'atteler à sa tâche tout à son loisir.

Harald se concentra, visualisa la sculpture. Il voulait restaurer le bois, annihiler les parties vermoulues, friables. Il ignorait s'il pouvait le faire, mais au moins le tenterait-il. Il ne se passa rien. Il s'évertua encore et encore, rien n'y fit. Il commençait sérieusement à s'agacer. Ce dragon le toisait avec un air moqueur. Harald poussa un petit cri de dépit avec sa dernière tentative, les poings serrés, les yeux fermés.

HJ : c'est à moi qu'il appartient de dire ce qui se passe, et tu ne peux pas en tirer de conclusions tant que je ne te l'ai pas dit.

Harald constata rapidement que ses efforts n'avaient pas l'effet escompté, vu qu'il n'arrivait qu'à transformer les gargouilles en une masse de charbon infâme, ne ressemblant à rien, et qui s'effritait sous le doigt. L'effort, tout vain qu'il était, avait réussi à lui faire tourner la tête, et il lui fallut prendre appui sur le toit pour ne pas tomber.

Reprenant ses esprits, il put constater qu'il y avait quelqu'un en bas de l'église. Un inconnu, qui regardait d'un air intrigué dans sa direction, puis cette personne s'en fut à l'intérieur du bâtiment. Harald s'était-il fait prendre la main dans le sac ?

Le jeune homme n'en croyait pas ses yeux. Qu'avait-il donc fait? Où avait-il donc la tête? C'était une catastrophe, il venait de réduire un morceau de plusieurs siècles d'histoire à un morceau de charbon sale dont on n'oserait même pas se servir pour un barbecue. Lui qui voulait préserver cette église, il se révélait être par sa suffisance un vandale de la pire espèce. L'enfer est pavé de bonnes intentions...

Alors qu'il se maudissait de sa légèreté, Harald ressentit des sueurs froides, l'église commencait à tanguer devant lui. Oui, celle-ci ressemblait décidément à un drakkar. Le coeur au bord des lèvres, Harald dut s'appuyer sur le toit pour reprendre ses esprits. Il ne lui manquerait plus que de tomber pour couronner le tout.

Tandis qu'il soufflait profondément, il sentait revenir ses forces petit à petit. Il risqua un coup d'oeil autour de lui. Pas de doute, il avait bien saccagé la gargouille. Son regard fut attiré par le contrebas : une silhouette se détachait dans le paysage de neige, et celle-ci s'engouffra rapidement dans l'église.

Harald commença à paniquer. N'avait-il pas fini de payer son inconséquence? Le jeune homme se demanda qui était cette personne, un habitant de Borgund sans doute, mais il ne l'avait pas reconnu. Harald l'avait mal vu aussi, et de plus, il n'avait pas l'esprit très clair.
Harald se risqua à s'écarter du toit, son pied avait l'air sûr malgré une légère impression de faiblesse. Revenu sur le plancher des vaches, Harald tituba puis courut vers l'entrée de l'édifice en bois debout, au fur et à mesure que ses forces revenaient, et que l'inquiétude sourdait. Passé le seuil, Harald s'arrêta, il n'y voyait que goutte. Attendant que sa vision s'adapte à l'obscurité, Harald n'entendait que les battements de son coeur. Il ne distingait même pas la buée qui s'échappait de de sa bouche. Des formes commençaient à se détacher, les quelques bancs de bois, l'autel, rien de plus pour l'instant. Haletant et ne tenant plus en place, Harald s'avança plus avant. Ses bottes claquèrent sur le vieux plancher.

Le jeune norvégien s'éclaircit la voix et bredouilla :
"Euh... Excusez-moi... Vous êtes là?"

Avant de pouvoir voir, Harald put entendre des voix. Une, inconnue, essayant de parler en norvégien, bizarrement sans le moindre accent, puis parlant en anglais. L'autre, plus connue, était celle d'un religieux qui officiait parfois dans l'église, mais qui en était surtout une sorte de conservateur.

À l'appel d'Harald, les voix s'interrompirent, puis le conservateur arriva le premier, suivi par l'inconnu qui resta légèrement en retrait pour ne pas s'immiscer, ce qui n'empêcha pas Harald de le voir un peu mieux.

Il sembla un instant à Harald que l'inconnu le regardait d'un air narquois, comme s'il partageait son petit secret...

Le gardien de l'endroit regarda Harald d'un air concerné, avant de demander :
"Oui Harald ? Que t'arrive-t-il, tu es tout pâle ? Tout se passe bien sur le toit ?"

Et voilà, il y était. Il avait commis une énorme erreur, il avait paniqué, couru, et maintenant, qu'allait-il faire pour se sortir de ce cauchemar?

Harald regarda les deux hommes s'approcher de lui. M. Olesen, le pasteur gardien des lieux, avec son éternel air sérieux, et cet inconnu qui devait être dehors il y a quelques instants. Qui était-il? Il parlait norvégien sans accent, et anglais aussi. C'était curieux. Peut-être un Suédois ou un Danois installé à Oslo... En tout cas, il semblait à Harald, qu'il l'observait d'un air entendu.

Qu'avait-il vu? Que pouvait-il savoir? Qu'a-t-il dit à M. Olesen? Les questions se bousculaient dans la tête du jeune homme. Harald vint à douter de ses propres impressions.

M. Olesen lui posa des questions. Harald d'abord parut étonné de la tournure des événements. Visiblement, Olesen ignorait ce qu'il avait fait au toit, par contre l'inconnu lui avait dit que j'étais dessus.

"Euh... Tout... Tout va bien, M. Olesen. J'en suis quitte pour une belle frayeur, j'ai glissé sur la neige sur le toit, m'ai j'ai pu m'accrocher à temps. Comme vous le savez, nous récoltons des dons avec ma mère pour restaurer l'église, et je voulais me rendre compte de l'étendue des réparations à faire."

Harald respira un bon coup avant de lâcher son gros mensonge. Mentir dans une église à un homme pieux, le jeune homme en était malade de honte.

"Avez-vous remarqué qu'une gargouille était très dégradée? Je crois qu'elle a ramassé la foudre, peut-être pendant un orage, l'été dernier. Vraiment cette restauration s'impose."

(HJ : je ne dis rien pour le nom du PNJ, vu que je ne l'avais pas précisé, mais n'oublie pas que tu as une marge de manœuvre limitée)

Olesen parut subitement inquiet à l'évocation d'une gargouille abimée, il s'excusa alors auprès de l'étrange visiteur :
"Excusez-moi, je vais aller regarder cela... Viens me montrer, Harald."

Puis il se dirigea vers la sortie de l'église, son invité lui emboîtant le pas. Lorsque celui-ci fut arrivé à la hauteur de Harald, il lui dit à voix basse.

"Curieux que la foudre soit tombée sur du bois, et non sur le paratonnerre..."

Olesen n'avait, semble-t-il, pas prêté attention, et était sorti, suivi par son visiteur.

(HJ : Oui, je me le suis permis vu que Harald est censé le connaitre)

Visiblement ce pauvre Olesen avait tout gobé sans broncher. Mais ce qu'il allait voir dehors devrait lui fendre le coeur. Harald s'apprêtait à lui emboîter le pas quand l'inconnu qui suivait le gardien souffla quelques mots qui glacèrent Harald et le rendirent encore plus honteux.

*Celui-là m'a bien vu mais il n'a rien dit et ne semble pas le moins du monde surpris. Cet homme est vraiment étrange.*

Harald sortit également de l'église, rejoignit les deux hommes et les conduisit à un endroit où l'on pourrait distinguer la gargouille détruite. Tandis qu'il désignait la toiture, Harald expliqua :

"Vous voyez là-bas? Un vrai crève-coeur. J'étais encore en train d'examiner cette partie quand Monsieur... Monsieur?"

Harald se tourna vers l'inconnu, puis sourit à Olesen avec un air interrogatif. Il voulait savoir qui était cet individu.

Olsen poussa tout un tas de cris de désespoir en voyant le massacre, ce qui ne lui donna pas l'occasion de répondre, mais l'inconnu prit la parole.

"Antonin Karoly. Je viens de Sogndal où je donnais un concert, et je vais à Oslo, mais je me suis arrêté ici pour visiter, et pour la nuit."

Il se contenta ensuite de sourire, puis ajouta.

"Et vous êtes donc une sorte de mécène..."

Harald répondit un peu gêné :

"Euh, oui. Oh vous savez, ce n'est pas grand chose. En fait avec ma mère, qui est très attachée au patrimoine de notre région, surtout ses églises, nous voulons agir bien modestement pour sauver notre église de bois debout. Vous savez, réparer les erreurs de la nature, la faute au hasard..."

Harald voulait se justifier, il savait très bien que cet homme l'avait vu.

"Et vous, vous êtes musicien? Veuillez me pardonner mais je ne crois pas vous connaître. Que jouez-vous? De quel pays êtes-vous?"

Harald hésita, jeta un coup d'oeil à ce pauvre Olesen, puis désignant de la tête le toit demanda d'un anxieux et laconique :

"Et pourquoi?"

Le mystérieux Antonin sembla vaguement intimidé, ou bien submergé peut être ? par la vague de questions qui venait de lui tomber dessus. C'est Olsen qui lui répondit alors :

"Harald ! C'est malpoli d'être aussi inquisiteur !"

Il fut toutefois interrompu par Antonin qui se contenta de répondre :

"Laissez, laissez... Je suis chanteur. Je suis né en Hongrie, mais j'ai aussi beaucoup voyagé. Je ne me produis pas depuis longtemps. Disons que mes œuvres ne sont pas forcément du goût de tous les producteurs."

Il regarda à nouveau vers le toit, puis Olesen demanda :

"Pourquoi quoi ?"

Harald fut surpris par l'intervention d'Olesen, qu'il croyait l'esprit monopolisé par la gargouille charbonneuse. Après avoir maudit intérieurement son impatience ainsi que l'intervention d'Olesen pour faire bonne mesure, Harald grimaça en se grattant la nuque :

"Il faut m'excuser M. Karoly, c'est que je n'ai pas beaucoup l'habitude de voir des touristes étrangers en cette saison. Et je dois dire que vous éveillez grandement ma curiosité alors que j'apprends que vous êtes artiste!"

Visiblement, il faudrait attendre qu'Olesen s'éloigne pour qu'il obtienne des réponses satisfaisantes d'Antonin Karoly. Harald se tourna vers Olesen :

"Oh pourquoi? Je voulais simplement demander à M. Karoly quel plaisir nous valait sa visite."

Décidément un premier mensonge entraînait une avalanche de duperie. Harald trouvait que cela devait presque facile à présent.

Olesen jeta un regard noir à Harald. Visiblement, il n'appréciait pas du tout la façon arrogante et suspicieuse avec laquelle Harald traitait ce parfait inconnu. Il s'apprêtait à le réprimander, lorsqu'Antonin répondit d'une voix calme.

"Comme je vous l'ai dit tout à l'heure...." sa voix avait pris une intonation vaguement exaspéré. "... Je suis chanteur. J'ai donné un concert hier soir à Sogndal, et je me suis arrêté ici parce qu'on m'a vanté cette église. Vu que je n'aurai pas le temps de rallier Oslo dans ce qui reste de la journée je demandais à monsieur ici s'il n'y avait pas un endroit où je pourrais demander l'hospitalité."

Il avait planté son regard dans celui d'Harald, qui ne put s'empêcher de baisser la tête. Profitant de ce moment de répit, il parla à Olesen.

"Merci beaucoup pour votre accueil, M. Olesen."

Olesen foudroya encore une fois du regard Harald, puis lui et Karoly se dirigèrent vers l'intérieur de la bâtisse en parlant, bien qu'Harald n'arrivait plus à distinguer exactement ce qu'ils disaient.

Harald fut surpris et peiné de la tournure des événements. Décidément il avait bien du mal à arranger les choses. Au moins, il avait détourné l'attention d'Olesen qui le considérait à présent comme un grossier personnage. Un moindre mal. Mais un mal quand même.

Alors que les deux hommes s'éloignaient, Harald courut vers eux en les hélant, puis arrivé à leur hauteur dit :
"Veuillez m'excuser, veuillez m'excuser. Je crois que vous vous méprenez sur mes intentions, bien que j'ai été vraiment très maladroit. Peut-être le stress de mon risque de chute? Enfin bref, je suis plus excité qu'autre chose devant un voyageur aussi particulier! Un chanteur!"

Mieux vaut passer pour un jeune naïf attiré par les paillettes du monde du spectacle.

"Et pour me faire pardonner, j'aimerais que M. Karoly, s'il ne m'en veut pas trop, et que je ne lui ai pas trop fait peur, accepte une invitation pour passer la nuit chez moi. Je pense que mes parents seraient ravis de vous recevoir! Et je vous promets que je me tiendrais mieux! S'il vous plait, M. Karoly..."

Les deux s'arrêtèrent encore, et Olesen répondit.

"C'est très aimable de ta part, Harald, mais je ne veux pas déranger tes parents. De toutes façons, nous avons déjà réglé les choses. Monsieur dormira chez moi, et il a même gentiement accepté de chanter ce soir à l'église."

Cette nouvelle semblait le réjouir au plus au haut point. Karoly hocha la tête d'un signe affirmatif, puis Olesen enchaîna.

"Tu n'auras qu'à venir si tu as envie. Tu pourrais faire de la publicité pour la restauration, comme ça."

"Ah! Euh... Oui avec plaisir. Bon je ne vous dérange pas plus longtemps messieurs."

Harald prit congé des deux hommes qui retournaient dans l'église. Il haussa les épaules, c'était peut-être mieux ainsi, en plus il n'était même pas sûr de ce qu'aurait été la réaction de ses parents. Imposer des inconnus, comme ça... De toute façon aucun risque que cet hongrois se répande sur ce qu'il avait vu, tout le monde lui rirait au nez. Il aurait peut-être l'occasion de tirer les choses au clair avec ce Karolyce soir, avant ou après le "concert".

Harald s'éloigna en direction des rues de Borgund pour retrouver sa mère et lui apprendre la nouvelle pour ce soir. Il espérait que sa sébile serait bien remplie, car par sa faute, la facture s'était alourdie.

Il retrouva sa mère sans trop de mal alors que celle-ci s'attaquait à des commerçants, pour leur demander une participation immédiate, ou de placer une tirelire, ou toute autre action qui lui aurait permis de glaner quelque argent. Elle accueillit son fils avec une moue inquiète.

"Et bien Harald, tu en fais une tête ? Quelque chose ne va pas ?"

Harald retrouva sa mère qui quittait tout juste la boucherie avec un grand sourire. Elle faisait remuer sa petite boîte remplie d'espèces sonnantes et trébuchantes. Elle remarqua aussitôt l'attiutude de son fils, plongé dans ses pensées, dans ses interrogations, et dans ses calculs.

Celle-ci légèrement inquiète lui demanda ce qui lui arrivait.

"Oh pas grand chose Maman. Je suis allé jeter un coup d'oeil à l'église de bois debout, et j'ai bien peur qu'il va nous falloir être très convaincants avec les gens de Borgund... Enfin il y a une nouvelle intéressante, j'ai croisé là-bas un chanteur hongrois qui revient d'un concert et passe la nuit chez M. Olesen. M. Karoly, le chanteur va faire une petite démonstration de ses talents ce soir à l'église."

Harald sourit à sa mère.

De plus, comme me l'a proposé M. Olesen, nous pourrions profiter de cette occasion pour faire de la publicité pour notre oeuvre. Il y aura sans doute du monde, réceptif en plus puisqu'ils seront dans l'église. Et puis la musique adoucit les moeurs, peut-être que nous entendrons bruisser les billets... Qu'en penses-tu? Qu'allons-nous faire?"

Sa mère sembla subitement très enthousiasmée par cette nouvelle proposition. Elle commença derechef à planifier ce qu'il allait falloir faire :

"Nous allons nous installer à l'entrée ! Il faut que j'aille chercher des plaquettes de sensibilisation, je dois en avoir dans la voiture. Avec une corbeille. Et demander si on peut intervenir pendant l'entracte, ce sera plus poli. Tu crois qu'on pourra le prévenir, et lui demander s'il est d'accord ? Je suis sûr que cela va nous aider à collecter des fonds... C'est une excellente nouvelle !"

Elle continua ainsi chaque fois qu'ils étaient dans la rue, cette logorrhée n'étant interrompue que par les passages dans les magasins, ou les maisons, où elle en profitait pour faire de la pub pour le concert.

L'après-midi se déroula de la sorte, jusqu'à ce que, une heure avant le concert, elle se décide à aller à l'église d'un pas décidé, afin d'installer tout ce qu'il fallait. Elle semblait particulièrement nerveuse. Sans doute plus que Karoly, qui n'était toutefois pas encore là. Olesen était, lui, en place, et déblayait un petit espace dans le chœur, pour le chanteur.

Harald vit sa mère s'épanouir totalement. A l'entendre, les choses ne pouvaient pas mieux tomber avec ce concert à l'église de bois debout, et ils allaient pouvoir récolter des fonds grâce aux retombées positives de cette manifestation culturelle. Et elle n'avait pas tort, mais Harald peinait à se sentir excité comme sa mère. Il faut dire que Karoly l'intrigait, et s'il souhaitait une "confrontation" avec le hongrois, il la redoutait également.

"C'est vraiment une excellente nouvelle, Maman ! Je pense que M. Karoly n'y verrait aucun inconvénient si nous nous faisons discrets bien sûr. En plus il est redevable de l'hospitalité de M. Olesen, et tout le monde sait que rien ne lui ferait plus plaisir que de s'occuper de son église. Et puis M. Karoly est un artiste, et il m'a fait l'effet d'être quelqu'un de respectable."

En tout cas quelqu'un qui ne tombe pas à la renverse devant un jeune norvégien aux talents spéciaux.

"Nous irons lui demander avant le concert, après avoir prévenu M. Olesen".

Au fil de l'après-midi, Harald se demanda si son manque d'enthousiasme, bien dissimulé au demeurant, n'était pas le fruit de la suractivité de sa mère. Surtout son incessante litanie qu'il finit par connaître sur le bout des doigts. Si ça se trouve, cette soirée allait être un gros fiasco, Antonin Karoly chanterait comme une casserole. peut-être même que ses oeuvres que les producteurs n'aimaient pas étaient en réalité des odes démoniaques. Harald sourit en pensant à la tête de sa mère et d'Olesen si cela serait le cas.

Une heure avant le concert, Harlad et sa mère se rendirent à l'église afin de s'occuper des préparatifs. Le jeune trouva Olesen en train de faire de la place pour Karoly.

"M. Olesen, je suis venu avec ma mère, nous allons discrètement parler de notre projet aux spectateurs, avec votre permission. Avez-vous besoin d'une quelconque aide?"

Olesen répondit à Harald :
"Non Harald, tout va bien, merci. Il a juste demandé à ce qu'on lui fasse un peu de place dans le chœur, et qu'on débranche la sonorisation. Il va sans doute chanter sans électronique... Étrange."

Puis il s'excusa et alla parler à Mme. Brattbakk, lui expliquant où elle pouvait installer son stand, et s'empara d'un paquet de tracts qu'il disposa sur les bancs. Karoly entra dans l'église, une demi-heure avant l'heure prévue, vêtu d'un costume sobre qui devait être sa tenue de scène.


Il avisa la présence des deux premiers spectateurs, puis expliqua, de sa voix grave mais remarquablement claire.

"Excusez-moi, je vais m'échauffer la voix."

Il prit alors quelques respirations et commença à chanter.



La chanson commençait par une voix de tête, typiquement féminine... Antonin devait être un haute-contre. Puis une autre voix se mit à chanter, puis une troisième, puis ce fut tout un orchestre qui chantait. Il n'y avait pourtant personne d'autre, et aucune sonorisation électronique. Olesen et la mère d'Harald était médusés. C'était simplement surnaturel.

Il siffla les deux dernières notes de flûte d'un air malicieux en direction d'Harald, puis s'éclipsa dans la sacristie qui faisait office de coulisses alors que les premiers spectateurs venaient s'installer, détournant subitement l'attention du prêtre et de sa bienfaitrice.

Tandis qu'Olesen déposait des tratcs sur les bancs, Harald enroula une rallonge électrique et la plaça derrière l'autel pour que l'espace du choeur soit dégagé de toutes entraves inesthétiques.

Karoly fit son apparition, prit possession des lieux et décida d'échauffer sa voix. Rien de très surprenant en somme pour Harald, bien qu'il n'y connaissait pas grand chose en la matière. Mais la démonstration devait le méduser, il n'avait beau pas s'y connaître, cela lui semblait bien extraordianaire.

*Comment est-ce possible? C'est un ventriloque?... Un appareil enregistreur dans une poche?... C'est incroyable!*

Alors que Karoly lâcha une trille malicieuse en direction de Harald avant de s'éclipser dans la sacristie, le jeune homme eut une lueur de compréhension.

*Ou... Se peut-il que Karoly soit spécial, un peu comme je le suis?*

Harald jeta un coup d'oeil en arrière vers les spectateurs qui commençaient à affluer, occupant Olesen et sa mère. Il hésita un instant, puis n'en tenant plus, il s'élança vers la sacristie afin d'obtenir quelques éléments de réponse.

Harald prit la poudre d'escampette de la sacristie le rouge aux joues. Karoly n'avait pas l'air ravi de l'avoir entre les jambes. Il est vrai que ce n'était peut-être pas vraiment le moment et qu'il avait besoin de concentration avant d'aborder son concert. Néanmoins, avec son cinéma d'échauffement au vu de tous les présents, il lui devait bien des explications.

Harald trouva une place à l'extrémité d'un banc, au deuxième rang. Il ne cessa pas de réfléchir :
"De toute façon, que veux-tu qu'il te dise? Il sait faire des choses bizarres, et toi aussi. Que dire de plus?"

Karoly fit son apparition devant l'assemblée des villageois de Borgund, et après une rapide introduction, entama un chant d'une beauté et d'un complexité inouie. Malgré un léger bruissement de murmures stupéfaits dans l'assistance, le concert continua, et rapidement le silence s'installa dans les travées de l'église. Harald ferma les yeux et se laissa emporter par la douce mélopée. Il était transporté par de nombreuses émotions, son coeur vibrait à l'unisson du chant, il y avait quelque chose de divin dans cet instant, de pureté absolue. Cela faisait ressortir tout ce qu'il y avait de meilleur en lui. Il était un ange perdu qui avait retrouvé un Eden brillant, il était un paladin qui aspirait à une quête sacrée à accomplir, il suffisait d'un mot pour qu'il s'y jette à corps perdu.

Et soudain le charme fut rompu, le chanteur s'était tu, et s'était retiré dans la sacristie. Les murmures reprirent, Harald ressentit une certaine tension dans l'assistance avec la répétition du mot mutant que le jeune ne comprenait pas. Harald se tourna vers son voisin et lui demanda :

"Excusez-moi, mais que signifient ces murmures sur les mutants? Que se passe-t-il avec les gens?"

"Tu n'as pas entendu comment il chante ? Et sans trucage ? C'est forcément un mutant ! C'est pas humain de faire des choses pareilles... Dans une église en plus ! Quelle honte..."

Son voisin semblait ulcéré par le fait que le chanteur était un mutant. Une autre personne proche l'interpella alors, expliquant que ça n'avait pas d'importance, vu qu'il chantait bien, et qu'au moins il utilisait ses pouvoirs de façon originale, et pas pour tout détruire comme ces autres là.

Rapidement autour d'Harald se regroupèrent quelques personnes qui s'invectivaient sur le fait qu'il était inadmissible qu'un mutant entre dans une église pour chanter, ou qu'ils étaient tous des destructeurs comme ceux en Amérique, alors que d'autres rétorquaient que celui là était visiblement un artiste qui ne faisait de mal à personne, et que c'était bien qu'il y en ait des comme ça.

Une voix sonna aux oreilles d'Harald, qui sembla plus claire que toutes les autres : celle d'Antonin, ce qui le fit sursauter :

"Et toi ? Que penses-tu de tout ceci ?"

Regardant à droite et à gauche, Harald ne parvint pas à trouver où se trouvait Antonin. Il avait peut-être rêvé... En tout cas, son sursaut calma les personnes discutant autour, qui se tournèrent alors vers lui pour entendre ce qu'il allait dire.

Harald était sidéré par la réaction de son entourage, les Norvégiens constituaient un peuple responsable et pondéré, et il n'avait jamais vu un débat qui puisse les diviser aussi violemment. Il comprit à cet instant qu'il avait bien fait de ne jamais parler de ses talents à quiconque, excepté son père, par la force des choses. Et celui-ci avait insisté pour que cela reste leur secret, car il avait peur de la réaction de leurs voisins, leurs amis, leurs frères. Même sa mère devait rester dans l'ignorance. La peur de l'inconnu, de l'inhabituel, tout ce qui sort de la norme routinière peut être répertorié comme une menace à l'ordre établi par la coutume. Harald se sentait parfois comme un étranger à son propre peuple, comme un imposteur avec ses proches. Une barrière intangible s'était matérialisée entre lui et sa mère, au fil du temps, et inconsciemment.

A présent, on attendait de lui son avis sur la question mutante. Karoly était un mutant, cela mettait Harald dans le même sac, non? Peut-être que le jeune homme avait enfin trouvé quelqu'un qui lui était proche, à sa façon. Et cette personne voulait connaître son opinion, cette même personne qui s'était soustraite jusque là à toutes ses interrogations. Et les visages connus tournés vers lui voulaient eux aussi des réponses.

Ce fut Harald Brattbakk l'imposteur qui répondit. Il était son masque, la seule personne qui eut existé pour les autres. Malgré cela, il n'était pas obligé d'accepter la haine.
"Je n'ai jamais rien connu de pareil. Mais après avoir entendu cette voix qui a parlé à chacune de nos âmes, je ne peux croire qu'il soit mauvais. Les talents spéciaux de cette personne sont justement un don de Dieu, et il n'est que justice que ce don s'exprime dans cette église. Cette même église qui tombe en décrépitude sans que cela ait choqué les bons chrétiens jusqu'à présent."

Cette réponse, la plus complète qu'il put faire, s'adressait aux personnes autour de lui ainsi qu'à Antonin, où diable pouvait-il se trouver.