Un déjeuner sur les quais Saint Patrick, Cork, Irlande

Le clochard sourit de manière malsaine et il apparut une drôle de lueur dans les yeux du vieil homme.


"Je déteste les gens qui pensent que l'argent suffit à acheter tout ce qui a de la valeur. L'excès n'est pas l'incandescence, Billy Chang n'a que faire des titres, des médailles et des valeurs monétaires. Ce n'est pas cela qui l'intéresse..."

Le pauvre homme leva la main droite et reprit :

"Votre amie est la bienvenue car invitée par Monsieur Melmoth. Mais vous ? Qu'avez-vous donc de si extraordinaire pour que je vous fasse admettre dans un établissement tellement secret que l'on ne sait même pas s'il existe vraiment ?"

Agatha regarda Alban d'un air suppliant : il n'était pas question pour elle qu'elle rentre toute seule ici !

Voyant apparaître le bloc de glace sur le visage d'Alban, le clochard sourit un peu plus largement.

"Petit esprit de la nature avide de mystères et de mascarades, tu es le bienvenu à l'Harlequinade, ce lieu qui se tapit entre les battements de ton cœur... Mais seras-tu de taille à affronter l'obscure étrangeté qui se trouve derrière le mur ?"

L'homme se leva et frappa trois coups sur le mur qui lui faisait face. Lord Gorce tenta de fondre sur le clochard.

"Misérable ! Je dois passer !" hurla le noble.

Celui qui se présentait sous l'apparence d'une pauvre cloche lui décocha un coup de poing fulgurant. Une force insoupçonnée semblait habiter cet étrange créature. L'éclat carmélite de ses yeux sembla redoubler d'intensité.

Lord Gorce était au sol, à moitié inconscient. Un vrombissement assourdissant se fit entendre dans la ruelle tandis que le mur commençait à irradier là où le clochard l'avait frappé. Bientôt, un cadre lumineux, à la manière de celui d'une porte, se dessina sur la façade.

Le cadre devint passage, aussi surprenant que cela puisse paraître. Le clochard invita d'un signe de la main Agatha et Alban à franchir le passage. Et derrière ce dernier...


... Agatha et Alban se retrouvèrent dans une grande pièce enfumée et bruyante. Cette dernière était occupée par une armée de personnes drôlement habillées qui semblait danser sur une musique bien étrange.

Agatha lâcha un "C'est quoi cet endroit ?" à mi-chemin entre l'étonnement (d'être ici, d'avoir franchi une sorte de portail) et la déception. En effet, si l'endroit semblait pour le moins peu catholique, il ne tenait pas ses promesses. Il s'agissait, à première vue, d'une banale amicale de gothiques...

... pour autant, Alban remarqua en se retournant que le passage avait disparu. Il était dans le club en compagnie d'Agatha mais il n'y avait aucun moyen de rebrousser chemin.

Agatha observa les jeunes gens présents et lança, un brin désorientée :

"J'ai peur... Je sens que quelque chose d'horrible se trame ici et... j'ai un rôle à jouer là dedans, sinon ce Monsieur Melmoth ne m'aurait pas invitée. Et..."

Elle plongea ses yeux dans ceux d'Alban. Elle tremblotait. Sa voix était hésitante quand elle prononça les paroles suivantes :

"Je crains de t'avoir entraîné dans une sombre histoire. Merci d'être là..."

Alban pendant ce temps examina la pièce : il y avait plusieurs portes, toutes gardées par des gens bardées de cuir et à la mine peu aimable ; beaucoup de jeunes gothiques qui ne prêtaient pas la moindre attention aux nouveaux arrivants ; quelques personnes d'un âge plus avancé en costumes très chics...


... et une jeune femme qui les observait depuis un coin relativement calme. Personne ne semblait vouloir s'approcher à moins de 10 mètres de la fille et son air étrange ne semblait pas être la seule et unique raison de cet état de fait.

Agatha baissa les yeux. Sa main dans celle d'Alban tremblait plus que de raison. Elle se mordait les lèvres pour éviter de flancher. Elle...

"Pardon... Je suis vraiment pas à la hauteur..." pleurnicha-t-elle.

L'inconnue ne cilla pas pendant le long discours d'Alban. Après un moment de silence, elle lança d'une voix posée, calme et glaciale :

"Je n'aime pas me mêler à la multitude. Je n'ai pas grand chose à faire avec ces gens... Ils ne sont là que pour apprendre et écouter. Avant de retourner dans l'illusion de leurs simples vies, essayer de mettre en pratique les leçons de l'Harlequinade. Pour le reste..."

Elle plissa des yeux et sourit.

"Vous êtes différents des autres. Vous n'êtes pas là pour le frisson de l'inconnu et de l'interdit... Vous avez été invités..."

Un sourire apparut sur son visage. La fille se présenta :

"Je suis Amélie et ce n'est pas la peine de vous présenter je suis déjà dans votre esprit. Je connais votre histoire et votre différence. L'un des miens caresse des projets à votre sujet, jeune femme. Des projets qui vous ont conduit jusqu'ici"

Alban remarqua que la fille semblait parfaitement être à son aise ici et ne prêtait pas la moindre attention aux jeunes gothiques.

"La baby-sitter et Maturin. Il y a une certaine logique dans tout cela. Mais peut-être avez-vous des questions ? Et peut-être aimeriez-vous que nous nous entretenions dans un endroit... disons moins bruyant ?"

"Si votre amie n'arrive pas à calmer ses nerfs d'elle-même je crains qu'elle n'ait que peu d'avenir au sein de l'Harlequinade. Le Prince mystérieux est un esprit capricieux..."

Sans ajouter le moindre mot, Amélie se dirigea vers l'une des portes qu'avait vu auparavant Alban. La foule semblait s'écarter sur son passage, jetant de ci delà des regards effrayés à l'étrange Amélie.

Les gardes qui se tenaient près de la porte s'écartèrent et Amélie ouvrit cette dernière. Le trio était maintenant dans un drôle de couloir...


L'ambiance était neutre et les bruits de la fête ne troublaient plus le silence qui s'avéra pesant. Amélie reprit :

"Le monde est une scène et NOUS en sommes les acteurs. Quant à l'Harlequinade, elle porte bien d'autres noms qui ne signifieraient rien pour vous. Quoi qu'il en soit vous faites erreur, jeune homme : vous n'êtes pas ici en tant que baby-sitter. Vous êtes même là à cause des hasards des rencontres et de la vie. NOUS ne nous serions jamais intéressé à vous et à votre misérable pouvoir. Quoi qu'il en soit..."

Elle sourit à Agatha. De ce genre de sourire qui glacent l'âme et font flancher le cœur.

"... nous avons un enfant qui n'a plus de père et qui ne connait pas sa mère. Son existence est précieuse mais nous ne savons trop comment le calmer. A peine s'habitue-t-il à une nourrice que nous sommes obligés d'en trouver une autre. Cela nous contrarie au plus haut point. Et c'est là où vous intervenez, Agatha..."

"Moi ?" bredouilla la jeune danseuse.

"Ne parlez pas, cela ne sert à rien. Votre cœur est pur et vous vous apitoyez déjà sur le sort de ce pauvre petit bonhomme, ayant vous mêmes quelques difficultés d'ordre familial... Vous le savez déjà : vous allez accepter votre proposition. Sinon, vous ne seriez même pas là. Mektoub. C'était écrit..."

Reportant son attention sur Alban :

"Quant à vous... Votre ressemblance avec un écrivain décédé est troublante. Vous avez déjà un nom de code dans l'ordre mais peut-être que vous voudriez nous aider en faisant vos preuves ?"

Amélie porta sa main à la tempe. Elle semblait se fatiguer d'utiliser ses pouvoirs à outrance.

"Ne vous méprenez pas sur nos intentions : le décor peut sembler effrayant, ma façon de vous parler inhumaine. Mais NOUS sommes la seule solution. Des événements sont en marche qui ne peuvent être arrêtés de manière conventionnelle. NOUS devons prendre certaines libertés pour le bien commun. A votre place je douterais... J'ai, pendant longtemps, douté. Mais... Mes yeux ont vu le futur que nous réserve nos adversaires. NOUS avons fermé un de leur camp de la mort aux États-Unis, NOUS avons fait en sorte que les potentiels trop puissants ne tombent pas entre leurs mains mais NOUS ne sommes pas si nombreux à agir"

Elle prit une pause. Et sourit à nouveau, le visage fatigué :

"Après votre initiation, je pourrais vous en révéler plus. Vous reverrez Melmoth après cela. Peut être même que Billy Chang daignera vous apparaître. Et qui sait ? Si votre chance est au rendez-vous, vous aurez l'occasion de voir l'un des visages du Prince Incandescent !"

C'en était assez pour la télépathe. Elle termina en haletant :

"Vos pensées sont à nouveau vôtres. Si vous avez d'autres questions, je vous remercie de les formuler à l'oral..."

Amélie ne cilla pas, comme si elle savait par avance quelle allait être la réaction d'Alban.

"Je vous comprends, Maturin. Je vous comprends plus que vous ne pouvez l'imaginer. Nos initiations sont en principe plus longue et plus... progressive. Les mystères de l'Harlequinade sont dévoilés en règle générale sur une période bien plus longue. Au début il ne s'agit que d'un jeu, braver des interdits, faire preuve de subversion face aux pouvoirs constitués... Pendant longtemps, je n'était qu'Amélie Charone, petite artiste en panne de création qui hébergeait tous les esprits perdus parisiens. Et puis, par hasard, mes pas ont croisé ceux de mutants d'une école américaine. Ils avaient mis le doigt sur un complot fomenté par nos adversaires. C'était ce camp de la mort qui hante encore mes cauchemars"

Elle secoua la tête et soupira.

"Rien ne vous oblige à me croire. Rien ne vous oblige à me suivre. Mais l'Harlequinade est le dernier rempart contre les puissances des ténèbres. ILS sont partout : armée, médias, gouvernements... Leur but est le contrôle absolu et ils ont une avance phénoménale sur nos services : technologies de combat avancées, drogues de contrôle mental et même un artefact appelé Main de Gloire aux propriétés assez renversantes"

S'approchant d'Alban et Agatha doucement, elle ne perdit pas le jeune homme des yeux.

"Une seule carte manque à leur jeu. David. Un jeune mutant qu'ils appellent Behemoth. Il est le fruit d'une alliance puissante et... il est quelque peu perturbé. Agatha vous êtes à la fois une personne bonne pour lui et vous avez aussi le don de vous cloner. Je ne garantis pas l'intégrité physique de vos clones mais bel et bien celle de votre personne. C'est pour cela que Melmoth vous a choisi : vous êtes l'une des rares personnes que David ne pourra tuer dans un caprice"

Amélie tendit la main à Alban.

"Notre organisation est secrète et c'est la meilleure façon pour ne pas être anéantis. Je ne connais pas tout le monde et les autres membres ne savent pas forcément qui je suis. Notre prince est connu sous le nom d'Harlequin. Il ne se montre pas au premier venu"

Elle avala sa salive et termina :

"Je ne sais que dire d'autre pour achever de vous convaincre. Votre initiation se passera sur un autre plan... Vous aviez parlé d'onirisme, c'est ce que je vous propose. Une infiltration dans les rêves d'une personne sur laquelle les soupçons les plus graves pèsent. Vous ne serez pas seul là bas. Et il ne peut rien vous arriver de mauvais. Et après... tous les autres secrets vous seront révélés. Vous avez ma parole, Maturin"

La main toujours tendu, Amélie sourit :

"Prenez ma main si vous êtes d'accord"

Agatha était en larmes et en panique complète.

"Mais c'est quoi ce truc ? Ce David, c'est un enfant ou pas ? Je... Je ne veux pas mourir !"

Amélie plongea son regard dans ses yeux. Et trancha nette :

"Un grand pouvoir coule dans ses veines. C'est une étoile. Dont la lumière doit baigner notre monde ou le détruire à tout jamais. Nous vous demandons beaucoup et nous ne donnons pas grand chose en retour. Vous pouvez m'en vouloir ou maudire le sort que Melmoth vous ait trouvé. Ou au contraire, vous faire une raison et exécuter votre terrible mission en serrant les dents et en rêvant à des lendemains qui chantent vraiment..."

La télépathe ouvrit l'une des portes et invita Agatha à y pénétrer.

"Ne vous en faites pas, un autre initié s'occupera de vous expliquer les détails techniques de votre mission. Quant à nous..."

Elle venait de se retourner vers Alban après avoir refermé la porte sur le passage de la danseuse.

"Maturin, vous faites honneur au nom de code qui vous a été donné. Suivez moi, cela commence bientôt... et vous ne serez pas déçu par le spectacle"


Amélie conduisit Alban à travers un dédale de portes et de couloirs. Quelle était la géographie exacte des lieux ? Le serveur n'en avait pas la moindre idée... Quoi qu'il en fut, le duo mutant se retrouva finalement dans une petite chambre richement meublée. Une jeune femme se tenait assise derrière un bureau de travail, compulsant des notes écrites dans une sorte de code.


Voyant les deux nouveaux arrivants, elle se leva et demanda :

"C'est Maturin ?"

Amélie hocha la tête et fit les présentations.

"Il s'agit de Babel, notre linguiste mutante. C'est une combattante mentale aguerrie. Et une coéquipière au dessus de tout reproche. Elle revient tout juste d'une mission traumatisante en Alaska. Elle s'est portée volontaire pour vous accompagner dans les rêves de cet homme..."

Babel venait de sortir de sa pile de documents un cliché photographique qu'elle tendit à Alban.


L'homme ne disait rien au serveur. Babel commenta tout de même :

"Il s'agit de Sir Dennis Archer. Un dignitaire britannique travaillant en tant que consultant en relations publiques. Ses clients sont tous très hauts placés. Nous le surveillons depuis que nous avons identifié certains groupements douteux dans sa liste de clients. Après enquête, il s'est avéré qu'il est initié au 666ème degré d'une loge anti-maçonnique. Il s'intéresse également d'un peu trop près à la Main de Gloire. Et nous pensons que depuis que cette dernière est tombée entre les mains de nos ennemis, il va les aider à s'en servir..."

Amélie désigna le lit à Alban, pendant que Babel retirait ses rangers et allait s'y allonger dessus.

"Nous avons de bonnes raisons de penser qu'une réunion secrète va avoir lieu ce soir entre Sir Dennis Archer et un de ses contacts aux USA. Ils utilisent les rêves pour transmettre des informations. Vous allez donc infiltrer les songes d'Archer et tenter d'en savoir un peu plus sur son contact, sur le rôle d'Archer dans tout cela et sur la localisation de la Main. Comme vous ne devez pas être habitué à ce genre de choses, je vous préviens juste que les songes obéissent à leurs règles propres. Babel les connait. Pour ma part, je vais juste servir de relais télépathique. En cas de problèmes, vous pouvez me contacter mentalement. Physiquement vous ne risquez pas grand chose, mentalement il vaudrait mieux éviter que vous ne vous fassiez repérer trop tôt. Il se peut que, à la manière d'un réseau informatique, la connexion onirique soit protégée..."

Babel sourit à Maturin.

"Sacrée initiation, hein ? Amélie va nous envoyer à la périphérie du rêve d'Archer. Il va nous falloir à la manière d'un jeu vidéo trouver l'élément qui ne colle pas pour nous approcher au plus près de la conversation que nous devons espionner. Les lois de la physique ne s'appliquent pas là-bas. Si tu veux changer de forme ou autre, cela est possible. Disons qu'il faut piger le sens logique de tout ça et essayer d'y coller au plus près. Histoire qu'on passe juste pour de mauvais songes et non pas comme des intrus psychiques... Enfin, tu vas voir, tu vas vite t'y faire..."

Amélie ferma les yeux et commença à se concentrer.

"Maturin, allongez-vous sur le lit et essayez de vous vider l'esprit. Je m'occupe du reste. S'il reste une question c'est le moment. Sinon, on se retrouva à votre réveil..."

Alban écouta attentivement la totalité du briefing et avait essayé de retenir surtout les choses les plus importantes à savoir ce qu'ils partaient chercher dans les rêves de ce pauvre homme qui ne l'était pas : des informations sur une réunion bizarres en rapport avec les missions de l'Harlequinade et leur Main de l'étrange. Alban restait malgré toutes les explications un peu perdu et perplexe, mais qui ne le serait pas? Il enchaina ainsi son check up en se rappelant du fait que le rêve avait ses propres règles et qu'il fallait s'infiltrer et s'intégrer au rêves pour ne pas se faire découvrir tout de suite. Toute cette mission avait pour but de faire de lui un initié de l'Harlequinade.

Et c'est ainsi, que, pour la première fois de sa vie, il se retrouva dans le même lit qu'une femme.

C'était fou quand même les constatations qu'on pouvait faire quand on enlever ses chaussures pour se préparer à plonger dans une mission périlleuse dont on en comprenait même pas vraiment tous les enjeux. Cela ne l'empêcha pas pour autant d'enlever ses chaussures et de se coucher à côté d'une Babel souriante. Il aurait suffit d'un petit 'L' en moins et il se serait cru devenu un dragueur invétéré. Il décida qu'à partir de cette date la lettre 'L' pourrait bien devenir une espèce de prote-bonheur, de sauf-conduit ou de limite morale. Tout cela ne l'aida bien sûr pas à se concentrer, mais les paroles d'Amélie le sortir un peu de son questionnement.

"Bon allez, pas de questions, en voyage vers le monde dérangé de Sir Robin des bois!"

[i]Et c'est ainsi que, grâce à l'ingérence d'un humour d'une qualité toute relative, Alban finit par réussir à se concentrer et se vider l'esprit.

"Tu vas voir... C'est pas si terrible que ça en a l'air" lança Babel alors qu'Alban s'installait à ses côtés sur le lit.

A peine le jeune serveur eut-il fermé les yeux qu'un bourdonnement se fit entendre dans sa tête. Petit à petit il perdit toute sensation dans son corps, jusqu'à se sentir comme étranger à ce dernier. Il n'y avait plus rien. Ni sons, ni odeurs, ni images, ni sensations... Il était bien et seul...


"Maturin, tu dois te réveiller"

C'était la voix d'Amélie. Elle parlait dans le vide qui composait pour l'heure son univers.

"Quand j'aurais fini de compter jusqu'à 3 tu ouvriras tes yeux"

Bien entendu, il s'agissait d'une image. Il n'avait plus d'yeux même pour pleurer. Alban était esprit pur. Et...

"1... 2... 3..."


Il était dans un cimetière. En se palpant, Alban comprit que le rêve était plus tangible qu'il n'aurait pu le penser. Assise sur une tombe, Babel l'attendait. La jeune femme lui sourit.

"Voilà, on y est. Il ne reste plus qu'à trouver Archer et son contact. Fais quand même gaffe à pas te faire repérer. Amélie a du oublier de te le dire mais... Ils sont parfois capables de nous traquer dans le monde physique..."

Babel tortilla de la bouche comme pour tenter de se faire pardonner de cette omission malheureuse dans son briefing pré-mission.

"Maturin, navrée de cette révélation tardive. Mais il fallait s'assurer que vous nous suiviez. Quoi qu'il en soit gardez en tête le précepte du Vieux de la Montagne : rien n'est permis, tout est possible. Et vu le décor, préparez-vous à avoir des difficultés !" lança télépathiquement Amélie.

Le cimetière en tant que tel avait l'air banal quoi que d'une taille impressionnante... Des rangées de tombes à perte de vue dans tous les sens. Au loin, par-delà les grilles, des bruits leur parvenaient... Comme si un million d'êtres humains agonisaient et gémissaient à l'horizon.

Babel se permit un léger sourire de connivence en entendant les plaisanteries de son coéquipier.

"Si ça arrive, tu pourras remercier Archer de rêver de choses aussi plaisantes" commenta la jeune femme tout en examinant la rangée de tombes qui s'offraient à elle.

"Comment peut-on songer à de pareilles horreurs ? 2104-2109, 2100-2109, 2108-2109... Ce ne sont que des enfants qui sont enterrés là !"

Babel paraissait pensive quant au plan proposé par Alban.

"OK, pour la transformation en zombie. Faudra juste faire attention à ne pas courir. Pour le reste, une cartographie des rêves est toujours difficile à obtenir. Ces petites bêtes là ont tendance à être instables et fluctuantes"

Elle désigna du doigt la direction dont semblait provenir les cris.

"Il faut qu'on trouve la jonction. Archer semble être branché par les cimetières. Tant qu'on est dans un cimetière, on est dans le rêve d'Archer. Son interlocuteur, avec un peu de chance, a d'autres obsessions. Le rendez-vous se situera à la jonction entre les deux rêves, c'est une constante de ce genre de communication"

Plissant les yeux comme pour mieux se concentrer, Babel parut rétrécir. Sa peau s'assécha et se putréfia. Quelques instants après, à la place de la jeune femme se tenait un cadavre debout qui aurait pu être celui d'une fillette.

"Tu n'as qu'à penser à ta métamorphose pour que celle-ci se réalise. En revanche, attention... Si tu commences à faire des trucs trop spectaculaires, on risque de se faire repérer" précisa le cadavre qui avait la même voix que celle de Babel.

Elle termina :

"Mettons nous en route"


Au bout de quelques minutes de marche, les deux zombies arrivèrent enfin aux grilles du cimetière. Elles faisaient quelque chose comme 10 mètres de haut et donnaient sur une ville en ruine. Les cris se faisaient plus présents. Comme si les bouches qui émettaient ces sons terrifiants allaient bientôt entrer dans cette rue dévastée.

Enfin, le couple d'amis remarqua la présence d'un homme qui apparut, comme venu de nulle part, et se tint au milieu de la rue : Sir Dennis Archer.

"Malheureusement, on va devoir compter sur notre mémoire et surtout sur celle d'Amélie" lança la petite zombie à son camarade mal en point.

Les deux coéquipiers allèrent se tapir derrière un tas de ruines, non loin d'Archer, pour pouvoir suivre le reste de la scène...

Archer semblait trembler. L'homme s'épongea plusieurs fois le front avec son mouchoir. Les cris augmentaient en intensité. C'était d'ailleurs comme une mélopée faite de hurlements, une véritable symphonie de la souffrance... Ce lieu était terrible.

Au bout de quelques minutes, les premiers participants de ce qui s'avéra être une sinistre procession firent leur apparition : il s'agissait de corps décharnés, certains auraient pu encore être vivants dans le monde réel, d'autres seraient déjà morts. Ils portaient des tenues miteuses et rayées à la manière de détenus de camps d'un autre âge. Tous portaient le masque de la souffrance mâtiné de celui de la résignation. Cet endroit, c'était l'enfer. Leur seule perspective, la douleur.

Ils passèrent devant Archer, innombrables, sans visage, sans volonté, avançant d'un pas seulement cadencé par les cris... Comme une cohorte de pénitents suppliant un Dieu abject de leur donner un instant de répit qui n'arriverait jamais. L'odeur était pestilentielle, le bruit assourdissant...

Puis au beau milieu de la procession, alors que déjà des centaines de cadavres en mouvement venaient de passer derrière Babel et Alban, ils la virent... La créature !


Grotesque créature posée sur un cheval noir. Mouvant lentement les choses qui lui faisaient office de bras, cette horreur regardait débilement les alentours. Elle grognait, comme de satisfaction, de se retrouver en pareil endroit. Les deux amis ne purent s'empêcher de remarquer qu'à son passage Archer semblait encore plus mal en point.

Finalement, alors que la chose venait de disparaître au loin et que la procession se poursuivait, un homme apparut de nulle part.


Il s'avança vers Archer en souriant de manière perverse. Le militaire s'alluma un gros cigare et jeta un bref regard sur la procession. Il avait l'air heureux.

"Alors, Sir Dennis Archer c'est vous ? Depuis que nous avons nationalisé l'apocalypse, nous nous retrouvons à travailler avec tout un tas de personnages grotesques. Un rosbif ? Qui l'aurait cru..."

Archer répliqua d'une voix froide :

"Général Friday, vos rêves sont glaçants..."

"Tout comme les vôtres. Les miens ne témoignent que d'une volonté de contrôle absolu. En ce sens, ce ne sont pas des rêves mais bel et bien le futur auquel nous travaillons tous deux. J'ai l'impression que vos songes en revanche versent dans le romantisme... Un reste d'humanité, Sir Archer ? J'en attendais plus du gars qui a conseillé les bricoleurs de la secte Nemo... Mais vous savez quoi ? J'en ai rien à carrer, le processus est en marche. Nous avons la technologie, l'homme qui l'a créé. On est en train de reconstituer votre petite équipe. Renn, on va s'occuper de le sortir de son trou et le Docteur Death, ce n'est qu'une affaire de semaines... A vrai dire, avec la Main de Gloire, il ne nous reste plus qu'à trouver l'enfant et nous aurons un Roi Noir, comme vous avez pu le constater dans mon songe, bien plus convaincant que celui dont vous disposiez..."

Friday ricana à s'étouffer avec son cigare. Archer semblait avoir récupéré un peu de son flegme britannique.

"Vous voulez connaître le mode de fonctionnement de la Main ? Comme vous me l'avez demandé, j'ai pris mes dispositions pour quitter le vieux continent pour me rendre aux USA. En revanche... Où est la Main ?"

Le Général eut une moue grotesque.

"Dites moi Archer c'est quoi ces gamins qui nous observent ?"

Il désignait du doigt l'endroit où se tenaient Babel et Alban. Le Général aboya à leur intention :

"Punaise vous avez intérêt à être des évadés du rêve du rosbif ! Sinon, je vais vous faire regretter de pas encore être morts !"

Un liquide noir commençait à ramper sur les chaussures de Friday. Comme une sorte d'armure. Liquide et vivante.

Friday acheva sa métamorphose : le haut gradé de l'armée américaine était dorénavant entièrement revêtu de cette substance noire et rampante qui paraissait être vivante.

"L'armure liquide des laboratoires Future Cope. Ce sera bientôt un équipement standard dans le futur que nous envisageons, Archer. Nous les américains, on a pas besoin de vos boules de thésaurus et autres cochonneries tout juste bonnes à servir aux bouffeurs de gelée que vous êtes !" ironisa le militaire.

Il s'approcha de l'endroit où était tapie les deux corps. Babel, imitant Alban avait également décidé de faire la morte. Le général grogna et détourna le regard. Il avait des choses à régler avec Archer.

"Bizarre ces deux marmots crevés... Des aveux Archer ? Des gamins que vous auriez tué et qui hante votre délicate conscience ?"

Le britannique lança un regard glacial à Friday.

"Le crédo de l'ordre est "ni pitié, ni compassion". Mon initiation consistait dans le meurtre rituel de ma mère. J'ai exécuté cette tâche voilà déjà bien des années sans verser la moindre larme... Ces deux enfants ne sont rien pour moi"

Friday éclata de rire.

"Vous me faites rire avec vos initiations à la noix ! Je commence à comprendre pourquoi vous n'êtes plus qu'une petite nation de gens nostalgiques. Enfin, bon... Une fois que la Main aura été activée cela n'aura plus aucune importance... Je vous attends donc à la base de Dulce dans les meilleurs délais..."

Archer s'approcha de Friday.

"Très bien. L'apocalypse est en route donc..."

Il examina les deux corps.

"Ils ne me disent rien. C'est étrange..."

Friday eut un rictus abominable. Son armure était en pleine ébullition.

"Moi en revanche je ne SENS pas cette fille. Je LA connais. Je CROIS que nous sommes surveillés et que j'ai DEJA rencontré cette fille sous une autre forme !"

Archer se raidit. La masse des damnés se stoppa nette. Et se tourna en direction d'Alban et de Babel. Friday était prêt à fondre sur le duo. L'alerte était donnée !

Faire le mort était la meilleure décision qu'un cadavre puise prendre! En tous cas, ça avait prit avec le jour de la semaine. C'était déjà un bon point et cela leur permis de reprendre une part d'informations. Une armure liquide? Mieux que des boules de thésaurus? Alban ne comprit pas. Par contre l'anecdote de l'initiation d'Archer lui fit comprendre que Robin des bois et ses pairs n'était pas de tendres détrousseurs mais des bandits de grand chemin qui violaient les chevaux et égorgeaient le cocher! Enfin, il apprirent le lieux de rendez-vous et ça, ça c'était bien, ça c'était glorieux.

L'attitude des deux hommes fit comprendre à Alban qu'il n'y avait plus rien à apprendre ici, que ça y était, c'était grillé pour leur couverture. Ils devaient sortir ils devaient se réveiller. L'esprit d'Alban sous le cadavre d'enfant se serait tortillé en tous sens. La panique? Sûrement.

*Amélie nous devons nous réveiller, vite!*

Alban venait de repenser à leur télépathe de secours, il ne savait pas comment la chose pourrait s'amorcer ni même vraiment comment sortir d'un rêve mais imagina que c'était sûrement la façon la plus logique. Ils devaient peut-être retourner dans le rêve d'Archer, quitter la rupture. Alban se calma et fit le net dans son esprit un instant. Au cas où Amélie ne répondrait pas instantanément, il prit la main de Babel cadavre d'enfant pour l'entrainer avec lui et couru vers le mur en imaginant une barrière de glace solide qui se formerait derrière eux et une ouverture dans le mur du cimetière devant eux. Quitte à être repéré, il pouvait bien se permettre de faire un peu de spectacle... Ou en tous cas, il l'espérait.

"Très bien, il vous faut revenir dans le rêve d'Archer" lâcha Amélie directement dans la tête d'Alban.

Alors que l'armée des damnés se mettait lentement en route dans le but évident d'attraper les deux intrus, Friday fondit sur les deux acolytes... et se ramassa contre la gigantesque barrière de glace d'Alban !

Nul doute que pour l'heure, il n'y avait que dans les rêves que le jeune cryokinésiste pourrait faire d'aussi belles et grandes choses avec ses pouvoirs !

La main de Babel dans la sienne, Maturin perça une ouverture dans le mur du cimetière. Et à peine eurent-ils posés le pied dans ce dernier qu'Amélie compta dans leur tête.

"5"

La barrière de glace venait d'exploser en débris fumants : derrière Friday souriait comme un timbré.

"4"

Les damnés hurlaient et commencèrent à s'engouffrer dans la brèche.

"3"

Friday lui-même avait rampé par l'ouverture. Il n'était plus qu'à quelques mètres d'eux.

"2"

"C'était sacrément courageux et stupide de venir jusqu'ici, mes p'tits potes. Je vais vous tuer psychiquement et après j'irai mutiler et dégrader vos corps !" hurla le général, hors de lui.

"1"

Il leva sur Babel et Alban un poing noir et liquide qui se métamorphosait progressivement en dague d'ébène.

"0"


Alban se réveilla en sursaut dans la petite chambre du club de Billy Chang. A ses côtés, Babel était en sueur se frottant compulsivement les tempes. Même Amélie avait l'air flippée. Elle marmonna un brin hystérique :

"Bordel, faut évacuer... Faut évacuer les lieux... Faut fermer le club..."

Alban avait couru comme un dératé. Surpris finalement que son plan surréaliste ait fonctionné. Il avait couru comme si la mort était à ses trousses. Il avait couru comme un homme poursuivit par un pangolin et qui connaît leurs pouvoirs!

"5"

Ils étaient retournés plus ou moins en sécurité dans le rêve d'Archer, et dès le décompte d'Amélie, Alban s'était un peu rassuré, très rapidement, trop rapidement d'ailleurs. Il était essoufflé, juste sur les rotule et la voix d'Amélie l'avait rassuré un instant. Puis sa barrière de glace complétement surréaliste explosa. S'il avait été incontinent, il aurait mouillé son pantalon. Il se mit à sourire, nerveusement, chroniquement

"4"

Il vit les damnés s'engouffrer dans la brèche, il attendait le pangolin destructeur avec effroi et Babel.

"3"

Il voyait même Friday se rapprocher d'eux à toute vitesse, regardant nerveusement de tous côtés pour tenter de trouver un repli assurant leur survie.

"2"

Alban entendit le hurlement du vendredi soir avec effroi et s'écria sobrement à son tour : "C'est tio qui devrait avoir des regrets mon gros! Que tu soit fier de te trainer avec un pangolin je peux comprendre, mais avec ton physique j'imagine qu'à l'armée ils ont dû faire les uniformes sur mesure pour que tu puisses rentrer dedans, ta maman ne doit pas être fière!" Avec le nombre de solutions de repli à leur disposition et la tournure des choses, c'était soit balancer une blague vaseuse, soit mouiller son pantalon.

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Étonnamment Alban l'avait énervé. Les gens n'étaient décidément pas réactif à l'humour acide et piquant, ou pas dans le bon sens du terme et tous cas... Il se recroquevilla en voyant arriver le coup, imaginant que ça lui donnerait quelques instant de plus.

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Alban se réveilla en sursaut, transpirant, la tête dans le mes mains se cachant les yeux et le tout dans un cri. Il n'était pas mort. Il écarta ses mains de son visage. Il n'était pas mort. Babel était à côté de lui à peu près dans le même état. Ils n'étaient pas morts. Le jeune homme tata son pantalon. Ils n'étaient pas mort et il n'était pas mouillé. Il respirait fort et eut du mal à entendre Amélie. Ils n'étaient pas morts, il n'était pas mouillé, et ils étaient dans la merde. Il se retourna vers la femme avec le regard de quelqu'un qui avait vu sa mort.

"Faut fuir très vite. Agatha et son protégé, il faut les faire dégager en premier ce malade ne doit pas mettre les mains sur eux. Hors de question ! Il va les transformer en pangolin !!! Remarque c'est classe quand même un pangolin... mais c'est un pété du casque ! Robin des bois comme le Vendredaïe ils sont complétement hurluberlus ces gougnafiers ! Et... On est où en fait ? Je m'imaginais un monde parallèle vu le vieux qui nous a fait entrer..."

Alban venait de réaliser qu'une partie de son dialogue était incompréhensible et qu'il ne savait finalement absolument pas où il était exactement...

"On s'en fout ! Il faut partir, vite !"

Tandis qu'Alban parlait frénétiquement, Babel s'était redressée, avait enfilé ses rangers et était en train de mettre quelques affaires dans un sac. La jeune femme était sur le départ.

Quant à Amélie, elle se massait les tempes en fermant les yeux.

"Silence Maturin, je reçois les instructions des Maîtres de l'Ordre..."

Babel, son sac militaire à la main, un pistolet à la ceinture, toucha l'épaule d'Alban.

"T'inquiètes. On est les meilleurs quand il s'agit de fuir en quatrième vitesse... Et le club de Billy Chang n'est pas un endroit normal. Non, c'est..."

Elle n'eut pas le temps de poursuivre sa phrase que déjà Amélie donnait des ordres.

"Babel, tu t'occupes de David et de la baby-sitter. Je te montrerai le portail à emprunter. Après ça, tu te fais oublier pendant quelques semaines. Nous te recontacterons"

La jeune télépathe posa son regard sur Alban :

"Maturin, ton initiation est à peine commencée. Les informations que tu nous as permis de récupérer sont de la plus haute importance. Aussi l'Ordre a décidé de t'envoyer en mission d'infiltration. Il y a une école de mutants aux USA qui a déjà croisé le chemin de la Main. Je ne pense pas qu'ils réalisent son importance. Ce qui est important est qu'ils peuvent être des alliés plus que des ennemis. Tu recevras de plus amples instructions le moment venu"

D'un signe de la main, elle indiqua aux deux jeunes gens de la suivre dans le couloir. Prenant la main d'Alban, elle le positionna devant une porte.

"Voilà ton portail mais..."

Elle sourit.

"Je vais te chercher de quoi te couvrir. Là où tu vas, tu en auras besoin..."

Tandis qu'Amélie était de retour dans la chambre, Babel attendait ses compagnons de voyage. Ce ne fut guère long. Agatha sortit d'une autre pièce, un petit garçon à ses côtés.


L'enfant qui avait l'air bien plus mur que son âge ne l'aurait laissé supposer posa ses yeux sur Alban. D'une voix enfantine, il demanda :

"Tu pourras dire bonjour à ma maman ?"